LEO REYRE
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 LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 12)

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Leo REYRE
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Leo REYRE


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LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 12) Empty
MessageSujet: LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 12)   LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 12) I_icon_minitimeLun 12 Avr - 12:41

LE JOUR OU ANTOINE VENGEA BAPTISTE


Le 3 fructidor, une explosion réveilla la population en sursaut. Ce n’était pas le tonnerre. Le soleil se levait sur des nuages moutonnants qui laissaient présager une journée de canicule.
On aurait dit un coup de canon. Les regards s’étaient tournés vers la côte du flanc de laquelle montait, droite dans le ciel sans vent, une fumée noire.
Les hommes allèrent aux nouvelles. Sur le chemin de Saint-Maurice, ils virent venir à eux un enfant d’une douzaine d’années. Il était hors d’haleine et trébuchait sur chaque pierre. Ils reconnurent Jacques Bastian.
« A l’aide ! A l’aide ! Au feu ! L’oustau s’est esbouselé ! (la maison s’est éboulée). »
Les hommes pressèrent le pas. Ils furent bientôt sur l’aire envahie par les chardons. A l’autre bout se dressait, dans un piètre état, la ferme des Bastian.
Sous le tilleul aux feuilles roussies sur tout un côté, il y avait deux hommes calés contre le tronc. Leurs vêtements étaient lacérés, leur visage était plus noir que celui des charbonniers. Ils gesticulaient comme des marionnettes. Le regard hébété, ils suivaient quelque chose qu’ils étaient seuls à voir. Un filet de sang coulait des oreilles de l’un. L’autre balançait sa tête ébouriffée comme un tournesol au mistral.
François qui faisait partie du groupe reconnut Joseph Bastian qu’on surnommait Boudard à cause de son caractère grincheux et qui était connu pour être le plus grand chasseur de la commune.
L’autre était Antoine Jacomard chapelier à Valréas.
Une femme effarée apparut. Elle portait un seau d’eau à chaque main. Elle n’eut pas un regard pour les arrivants et déversa le contenu de ses seaux sur les décombres qui jonchaient le sol. En courant, elle redescendit à la source qui se trouvait à une vingtaine de pas en contrebas.
Augustin Aubenas et quatre hommes retournèrent à la ville chercher du secours. Les autres, à l’aide de branches, réussirent à circonscrire l’incendie qui gagnait les genêts et aurait inexorablement détruit la pinède qui descendait jusqu’au château de Merles.
François Aubrespin était resté auprès des deux hommes. Lorsque la femme remonta, il l’arrêta et retint un seau.
« La ferme en a plus besoin que ces deux idiots, protesta-t-elle.
-Germaine, regarde : le mal est fait. Pour ta maison, c’est trop tard mais pour eux, il reste encore une chance de les sauver. Donne-moi un chiffon.
- Où je le prends ? Tout a brûlé. »
François saisit le bas du jupon de Germaine et, d’un geste sec, en déchira une bande. Il humecta tour à tour le visage tuméfié des deux hommes.
Les secours arrivèrent au bout de vingt minutes.
Aubenas avait ramassé tous les hommes valides qu’il avait trouvés sur son passage. Il y avait Joseph Cabasson l’instituteur, Etienne Font le bourrelier, Jean-Baptiste Drevet le serrurier, Jean-Jacques Olivier l’un des douze cordonniers de la ville et même François Homage le perruquier qui avait suivi malgré son grand âge et ses douleurs lorsqu’il avait appris que Jacomard, son collègue chapelier était entre la vie et la mort. Solidarité du métier ? Pas du tout. Il voulait voir crever celui qu’il considérait comme la honte du métier.
Un essaim d’enfants mal réveillés s’était joint aux hommes. Les plus grands portaient des seaux. Les plus petits pleurnichaient en réclamant qu’on les attende.
Antoine qui s’était levé tôt cueillait des figues dans le jardin de François. Il avait abandonné son panier à une branche et avait suivi la troupe à quelque distance.
Il n’y avait plus grand-chose à faire. Tout ce qui devait brûler finissait de se consumer.
On fit cercle autour des deux éclopés. Ils respiraient difficilement et ne pouvaient articuler le moindre mot.
Bastian, le regard tendu vers François, le menton agité, semblait vouloir lui dire quelque chose. François ne comprenait pas et continuait à lui humecter les lèvres. Cabasson avait étendu Jacomard et, lui tenant les bras, le forçait à effectuer des mouvements respiratoires.
Antoine qui s’était approché découvrit ce que Bastian s’efforçait de faire comprendre.
Le pauvre homme montrait désespérément du menton l’escalier qui descendait par quatre marches à une petite porte. L’explosion avait épargné cet endroit qui se trouvait au-dessous du niveau du sol.
Antoine se détacha discrètement du groupe et s’approcha de l’escalier. Les marches étaient encombrées de pierres et de cercles de tonneaux en aubier de châtaigniers. Il se glissa sous ces décombres et réussit à pousser du pied la petite porte. La cave était pratiquement intacte. Seule, une dalle s’était affaissée dans un coin mais cela pouvait remonter à une autre époque. Une dizaine de fûts étaient alignés de part et d’autre de la petite salle voûtée. Des cornudes (bennes à vendange) étaient empilées dans le fond au-dessous d’un fenestron obstrué par des toiles d’araignées poussiéreuses.
Quand ses yeux furent habitués à la pénombre, Antoine distingua, à côté des bennes un peu moisies, un tonnelet cylindrique plus neuf que les autres. Il n’était pas couvert de poussière. De toute évidence il avait été entreposé là depuis peu de temps.
Il s’en approcha et constata qu’il n’était pas destiné à recevoir du vin ni un quelconque liquide. Il n’y avait rien de prévu pour le robinet. Une bonde aussi grande que sa main avait été vissée sur le dessus. Elle était cachetée à la cire.
C’est ce tonnelet qui inquiétait Bastian. Tout le reste était normal. Comme on ne faisait plus cas de la ferme et que tout le monde était autour des brûlés, il eut tout loisir de satisfaire sa curiosité.
Il gratta la cire avec un morceau de ferraille puis il réussit à dévisser la bonde.
Le tonnelet était plein à ras bord d’une poudre grise comme de la cendre. Antoine la flaira : elle avait la même odeur bizarre que quand il frottait entre elles des pierres à feu. Cela lui rappelait aussi la poudre des murs qui partait en étincelles lorsqu’il approchait la bougie.
Il reboucha le tonnelet et tendit l’oreille. Des chevaux approchaient. Il se faufila comme un lézard sous les cercles de tonneaux enchevêtrés et regarda ce qui se passait.
Des gendarmes descendaient de leurs montures. Antoine se recroquevilla, recula sans remuer un cercle et s’enferma dans la cave. Il cala la porte avec un pilon.
Le fénestron n’avait pas de vitre mais il avait une peur bleue des ara ignées.
« Ce sont les amies des pâtres, » lui avait dit Baptiste.
Etaient-elle aussi celles des vignerons ? Celle des enfants ?
Malgré sa répugnance, il dégagea l’ouverture. Il renversa une benne. Perché dessus, il se trouvait à hauteur de l’ouverture. Il constata qu’elle donnait sur un taillis qui finissait de se consumer. Il n’y avait personne de ce côté-ci. En contrebas, devant le bois, il vit le repos d’eau surmonté de sont toit de lauzes. C’est là qu’il fallait aller sans se faire remarquer.
Il souleva le tonnelet et le coinça entre son ventre et le mur. Il rassembla ses forces et le hissa sur le fenestron. Restait le plus délicat : faire passer le tonnelet à l’extérieur. S’il le poussait, le risque était trop grand. Il réfléchit un peu puis quitta sa chemise. Il en fit un tortillon qu’il passa par-dessus le tonnelet. En tenant fermement les poignets, il le poussa doucement de la tête et, en l’accompagnant de tout son corps, il le fit glisser le long du mur sans le faire basculer. Il finit de glisser lui-même et se trouva parmi les herbes que le feu avait seulement léchées.
Il poussa le tonnelet devant lui sur les cailloux de la pente qui lui brûlaient les pieds, parmi les broussailles qui fumaient encore. Il parvint à la porte du repos. Elle était condamnée par une chaîne. Il tira dessus et le crochet fiché dans le bois vermoulu céda. Il risqua un regard à l’intérieur.
Quelques limaces molles glissaient lentement sur leur tapis de bave. Dans le fond, une eau claire chantait dans une auge de pierre. Une conduite formée de tuiles romanes avalait le trop-plein et l’engloutissait dans la pente jusqu’au repos suivant qui se trouvait, passé la pinède, à quelques toises du château de Merles.
Une salamandre noire et jaune, surprise par la clarté, se tortilla entre deux pierres moussues. Les yeux fermés, parce qu’on disait que cet animal du diable était porteur de maléfices et qu’il crachait son venin aux yeux des gens pour les aveugler, Antoine écarta la salamandre à l’aide d’une branchette. Ayant chassé le cerbère, il poussa le tonnelet jusqu’à l’auge et referma la porte en prenant soin de remettre le crochet en place. Puis, à reculons, un balai de genêt à la main, il remonta vers la ferme de Bastian en effaçant ses traces.
Il rejoignit furtivement le groupe et se faufila au premier rang.
Joseph Bastian qui reprenait peu à peu ses esprits fixa sur lui son regard sans sourcils. Ses pauvres lèvres boursoufflées sous sa moustache roussie esquissèrent un sourire.
Les gendarmes interrogeaient les témoins, en l’occurrence Germain Bastian la femme de Joseph et un journalier qui était dans le verger au moment de l’explosion.
« Comprenez, citoyenne, qu’il s’agit d’un délit de première importance.
-Il chasse. Il a la chasse chevillée au corps. Depuis les événements, il vire, il tourne comme un âne malade. A longueur de journée, il décroche son fusil, il l’astique, il le raccroche. C’est pitié de le voir.
- Son fusil, il aurait dû le remettre aux autorités. Vous n’ignorez pas que nous sommes placés en état de siège.
-On le lui a laissé parce que c’est un très bon tireur mais on lui a fait prêter serment de ne s’en servir qu’en cas de demande des autorités…par exemple pour chasser ces barbares qui ont tué Baptiste. Et puis, sans poudre, un fusil à quoi ça peut servir ?
-La poudre ! Parlons-en. Il est expressément interdit d’en détenir, de s’en procurer et encore moins d’en fabriquer. C’est un délit qui conduit directement au bagne dans le meilleur des cas.
- Je sais bien. Je l’ai averti à plusieurs reprises mais c’est un homme : ce que peut dire sa femme… Au contraire, plus je lui dis une chose plus il fait le contraire.
-Si vous l’avez averti à plusieurs reprises, cela signifie qu’il s’est rendu plusieurs fois coupable.
-Ça non, c’est la première fois. Vous savez, quand on parle, on ne dit pas toujours les choses comme on devrait. Ce que j’ai voulu dire, c’est qu’il n’en fait qu’à sa tête pour quoi que ce soit.
-Quand on fabrique de la poudre, ce n’est pas une affaire qu’on décide en se levant. Cela suppose de la préparation et du matériel.
-C’est Jacomard. Il est venu pleurer deux boisseaux de blé pour soulager sa famille qui est dans le besoin. En échange, il s’est proposé pour lui faire de la poudre. Ils ont discuté longtemps et, comme de parler ça sèche le gosier, ils ont bu plus que de raison. C’est sûrement à cause du vin qu’ils ont fait la pache (contrat oral) parce que Joseph, à sec, il n’aurait jamais voulu.
-Pour la poudre, il faut du salpêtre et le salpêtre, on ne le trouve pas sous les fers d’un cheval. Il a bien fallu que quelqu’un le fournisse.
-Ma foi ! Moi, je m’occupe des volailles, du jardin et de la maison. C’est bien assez. Le reste…
-Tout le salpêtre est destiné à l’armée. Il est interdit de le récolter même dans les lessifs, même dans le sol des caves et des écuries. Il est interdit de racler les vieux murs.
-Si vous pensez que j’ai le temps de racler les murs. C’est simple : je ne savais même pas que c’était du salpêtre, cette espèce de poudre.
- Vous admettez que c’est en faisant de la poudre qu’ils ont provoqué l’explosion.
-J’étais avec mes bêtes. Je ne sais pas. »
C’était bien la poudre qui avait fait sauter la ferme de Joseph Bastian. Lorsqu’il fut en état de parler, il fut bien obligé de relater les faits dans leur stricte vérité.
Il était environ cinq heures du matin. Dans un mortier, précautionneusement, ils pilaient encore quelques livres de matière après plusieurs heures de travail nocturne.
A un moment, Jacomard s’était aperçu qu’ils allaient être à court de charbon. Alors, Bastian avait pris la pelle de la cheminée et l’avait remplie de brisures de charbon préparées à cet effet dans l’angle du cantou.
Sans doute étaient-elle trop près du feu ou mal éteintes.
Le fait est que lorsqu’il les avait vidées dans le mortier, il y avait eu instantanément une terrible explosion. C’est miracle si les deux acolytes n’avaient pas péri.
Après avoir pris note des témoignages, les gendarmes inspectèrent les décombres de la maison. Ils constatèrent que les murs, les poutres et les soliveaux du plancher étaient imprégnés de matière sulfureuse, que la crédence et les châssis des fenêtres étaient déchiquetés, que les murs étaient lézardés…
Le mortier en bois de chènevis d’un pied de diamètre et autant de profondeur était brûlé en partie ainsi que le pilon de buis. Les gendarmes demandèrent une masse ou un marteau au journalier. Sous les yeux de l’assemblée, ils les firent mettre en pièces.
Comme tout portait à croire que les dégâts résultaient de l’explosion d’une grande quantité de matière, les gendarmes en conclurent que Bastian et Jacomard devaient être coutumiers de cette fabrication illicite. Aussi entreprirent-ils de passer toutes les ruines au peigne fin afin de découvrir la cache où ils avaient forcément dissimulé leurs réserves.
Ils ne trouvèrent rien, même dans la cave qui leur semblait être le lieu idéal.
Ils quittèrent la ferme deux bonnes heures plus tard après avoir promis aux deux blessés qu’il y aurait des suites. Pour l’instant, ils avaient besoin de soins et il les laissaient sous la responsabilité de l’épouse de Joseph à charge pour elle de leur signaler le moment où ils seraient rétablis.
Dans leur rapport, ils notèrent que la violence de l’explosion laissait supposer que les deux individus ne fabriquaient pas de la poudre seulement pour la chasse aux lapins. Cependant, comme ils ne possédaient aucune autre preuve matérielle que les ruines de la ferme et que leur perquisition n’avait pas permis de déceler la moindre présence de poudre, la présomption de culpabilité fut seulement retenue.
Quand tout le monde fut parti et qu’il ne resta plus que François et Toussaint Roustan avec les deux blessés, les langues se délièrent.
« Bougre de grand fada ! Explosa Toussaint. Tu étais pourtant à la réunion chez Bruyère ! On avait dit de tout arrêter. Il a encore fallu que tu n’en fasses qu’à ta tête !
-On avait décidé de ne plus rien faire pendant quelques jours. Ça fait des mois, se défendit Bastian.
-On avait dit : jusqu’à nouvel ordre, précisa François. Or, les circonstances sont là : l’armée est partout. Tous nos mouvements sont épiés. Il fallait respecter le mot d’ordre.
-C’était pour rendre service à Jacomard.
-Trouve une autre excuse. Nous connaissons Jacomard. Tu es plus avancé, maintenant ? J’imagine ceux du comité quand ils vont lire le procès-verbal. Tu sais très bien que nous n’y sommes pas en odeur de sainteté. Si la déflagration ne t’a pas réduit la cervelle en bouillie, tu peux deviner ce qui va se passer. Ce que tu as fait, ce n’est pas un tour de force, crois-moi.
- Et quand on donne son blé, son bétail, son fourrage pour les réquisitions, ce n’est pas un tour de force ? Est-ce que c’est moi qui nous ai mis dans la misère où nous sommes ?
C’est moi qui ai coupé la tête au roi ? C’est moi qui ai voulu être Français ? Dis-moi un peu si c’est moi. Moi, je n’ai rien voulu de tout cela… Et pourtant c’est comme ça. Je ne suis pas de ceux qui disent : amen.
Où est la prospérité promise. Tous ce qu’on nous prend, c’est pour l’armée d’Italie, c’est pour l’armée de Sambre et Meuse ! Ils doivent être gras comme des porcs. Moi, regarde-moi : je n’ai plus que la peau sur les os.
Ils nous ont mis dans le fumier et, au lieu de nous en sortir, ils nous y enfoncent jusqu’aux oreilles pour que nous nous rebiffions pas.
C’est peut-être pas malin, ce que j’ai fait mais au moins, moi, je n’ai pas fait le dos rond. »
Joseph Bastian, véhément, s’agitait comme s’il allait battre son blé. La rage plus que la douleur tordait son visage.
-Arrête. Tu me fais peur et tu te fais du mal. On dirait que tu languis de te faire raccourcir. Si jamais tu tiens ces propos à d’autres qu’à nous, un de ces quatre matins, on va te retrouver pendu à l’arbre de la liberté.
-Je dis ce que nous pensons tous. Où est la liberté ? Avant, nous nous plaignions parce que nous ne pouvions pas circuler librement. Il fallait toujours rendre des comptes au royaume de France. Mais ça nous amusait plutôt. Non ! Qu’est-ce qu’on a pu passer à leur barbe !
-C’était une époque. A présent, ce n’est plus pareil.
-Ça, mon âne l’aurait dit. C’est tellement « plus pareil » que depuis qu’ils nous ont mis avec eux, c’est eux qui ne sont plus avec nous.
-Il faut garder la tête sur les épaules. Quand on a des amis sur qui compter, on ne doit rien faire qui puisse leur porter tort. Là, Joseph, il me semble que tu les as mis en danger.
-Chez moi, je fais ce que je veux.
-Quand tu parles comme cela, tu montres la petitesse de ta cervelle, dit Toussaint qui sentait le sang lui monter à la tête.
-Après tout, ils n’ont rien trouvé puisque tout a pété.
-Pour notre tranquillité, tu aurais dû péter aussi. »
Ainsi, malgré les résolutions du conseil tenu à Bruyère, quelques-uns, comme Bastian, avaient passé outre sans se soucier du risque qu’ils représentaient pour les membres de leurs réseaux.
Ni François ni Toussaint n’étaient dupes : Bastian n’avait pas fait un peu de poudre pour se faire payer deux boisseaux de blé. Sa collaboration avec Jacomard n’était pas fortuite.
François revint le lendemain pour avoir une conversation apaisée avec lui.
« François, tous les paysans d’ici me bénissent parce que je leur fournis un peu de poudre. De cette façon, ils ne meurent pas de faim. Chaque fois que tu entends un coup de fusil dans la campagne, c’est quelqu’un qui pense du bien de moi.
-Donner quelques godets de poudre, c’est charitable. En fabriquer des tonneaux, c’est suspect… ou alors, il y a plus de lapins que de poux dans la tignasse de Guinard.
-Ça repeuple comme les rats et depuis qu’on ne peut plus chasser…
-Les lacets font moins de bruit, sont moins dangereux et tout autant efficaces.
-C’est traître.
-Bon, j’ai réfléchi à ce qui s’est passé. Ton alibi de l’échange avec du blé peut être pris pour vrai. Tu soulages une famille nécessiteuse au mépris de la loi. C’est le coeur qui parle. La raison peut l’admettre. Elle peut admettre aussi que tu as agi par inexpérience. Celui qui a l’habitude ne fait pas exploser sa propre maison.
L’accident dû à la maladresse et à l’ignorance, c’est l’affaire d’un apprenti. Ça peut jouer en ta faveur.
-Ça me fait vergogne de passer pour un apprenti.
-Tout compte fait, Joseph, je ne crois pas qu’on te coupe la tête. A quoi ça servirait ? Elle est creuse.
Vergogne ou pas, il te faut dire que c’était la première fois que tu faisais de la poudre. Les rieurs, tu les laisses rire.
De plus, tu tiens une ferme et la nation a plus besoin d’un paysan qui fait du blé que d’un paysan en prison.
Quand je dis « tu tiens », ce n’est pas tout à fait la vérité parce tes terres ressemblent à un ermas (friche).
-Tu ne crois pas, quand même, que je vais les travailler pour nourrir ces embusqués de l’armée ! Je préfère qu’on m’enferme.
- Rassure-toi. Tu n’iras même pas en prison parce que tu l’encombrerais avec ta petite cervelle de linotte. Si tu dis autant de bêtises devant le tribunal que devant moi, ils t’enverront de préférence à l’hôpital des insensés.
Un paysan ne mérite pas l’honneur de porter ce nom s’il se laisse gagner par le grame (chiendent), les aurioles (centaurées du solstice) et les caussides (chardons). »
Bastian montra ses dents ébréchées, sourit malicieusement puis s’endormit comme s’il avait été assommé.
Jacomard qu’on n’avait pas transporté chez lui dormait dans un coin sur une litière de baouco (herbe sèche). Depuis la veille, il n’avait participé à aucune conversation car l’explosion lui avait crevé les tympans.
A la suite de cet accident, Joseph Bastian eut un comportement étrange. Il abandonna définitivement ses outils. Après les herbes folles, les genêts et les écrues colonisèrent ses champs. De l’aube au crépuscule, il arpentait les bois.
Au cours du terrible hiver qui suivit, le nom de Joseph Bastian figura une nouvelle fois sur un rapport de gendarmerie.
Les Valréassiens n’avaient plus de quoi se chauffer. Comme les hivers précédents qui avaient été particulièrement rigoureux, les dénonciations de vol de bois pleuvaient sur le bureau des agents communaux. Une surveillance sévère avait été mise sur pied.
Jean Potier, sergent de la compagnie d’Eguillon au 67e régiment ci-devant Languedoc, alors en poste à Valréas, était à la tête d’un piquet d’hommes pour surveiller la conservation des bois de la Montagne, en suite des ordres de Messieurs les Commissaires civils et de ceux donnés par la municipalité.
Il était environ midi, lorsqu’il constata qu’un homme accompagné d’un enfant les épiait et les suivait dans les bois. Cet homme les ayant joints au domaine de Louis Mathieu, quartier des Bravets sur la montagne, leur dit être Joseph Bastian. Tous le connaissaient depuis son tour de force.
Il était en proie à une vive agitation et déclara que son enfant avait été frappé par un homme qui était armé d’un sabre.
Sur quoi, le dit Potier appela ceux qui composaient son piquet et demanda à l’enfant de déclarer si celui dont il se plaignait était parmi les dits hommes. Mais l’enfant ne sut que répondre.
Alors, Joseph Bastian s’excita de plus belle et, au comble de la rage, il traita les soldats de tous les noms d’oiseaux.
« Vous pensez peut-être que je ne dis pas la vérité. Monsieur, les Bastian ne mentent jamais…Et même, je vais vous dire autre chose: si vous étiez venus il y a quelques jours, vous auriez trouvé plus de quatre cents hommes qui ne venaient pas pour couper du bois mais qui vous attendaient de pied ferme.
-Et vous, vous les avez vus ?
-Comme je vous vois. On aurait dit l’armée de la misère. Mais il n’y avait pas que des pauvres. Ceux qui parlaient aux autres avaient des armes. On aurait dit qu’ils préparaient une révolte.
-Une révolte ? Ne serait-ce pas plutôt une révolution ?
-Ils étaient là comme je vous vois. Si les pauvres ne sont pas aidés, on verra se lever une armée. Vous verrez si ce n’est pas vrai.
-Des Chouans, certainement, ceux qui haranguaient les miséreux ?
-Ce n’était pas écrit sur des drapeaux, mais c’est probable. »
Bastian était au comble de l’exaltation. Potier s’approcha de lui et constata qu’il puait la vinasse.
« Propos d’ivrogne ; J’aurais dû m’en douter. »
Néanmoins, il en ferait état dans son rapport. Il intima l’ordre à Bastian de se calmer et de surveiller son langage lorsqu’il s’adressait aux autorités.
« Elle est belle, l’autorité », répliqua-t-il en haussant les épaules. Puis il fit un demi-tour militaire, il rappela son fils qui, ayant vu passer des grives, repérait des pierres à lèches (pièges) et prit en titubant la direction de sa ferme sans plus s’occuper de Potier.
Potier et ses hommes rirent bruyamment de cette intervention saugrenue tout en poursuivant leur ronde. Bastian était devenu une célébrité locale.
Le lendemain de l’explosion, au crépuscule, une silhouette d’enfant se glissa dans la pinède de Merles. Il se dirigea vers la ferme de Bastian en prenant soin de rester derrière le rideau de genêts. C’était Antoine.
Il avait pris de bissac et la giberne de son père, reliques qui étaient accrochées depuis toujours derrière le portail de la remise.
Avec une précaution de félin il s’approcha du repos. Il resta un peu derrière un baguenaudier d’où il put inspecter les alentours tout en faisant claquer entre ses doigts les gousses sèches.
Il fit sauter le crochet. Le tonnelet n’avait pas été déplacé. Il en dévissa la bonde et, lentement l’inclina.
Il recueillit la poudre dans les poches de son bissac puis il en remplit la giberne. Il remit la bonde en place et quitta le repos aussi furtivement qu’il y était entré. A quelqu’un qui lui aurait demandé ce qu’il transportait à une heure pareille, il aurait répondu : des prunelles sauvages ou des figues de Bastian… pas des cèpes parce qu’il aurait fallu les montrer.
Mais il ne rencontra âme qui vive.
Avec cette poudre, Antoine avait trouvé le dernier élément de son plan. Dans sa tête, tout était bien en place.
Il dormit peu cette nuit-là. Les cris ténus des pipistrelles, les stridulations des grillons, les coassements des crapauds, les appels des chevêches, les aboiements lointains des chiens de fermes, la course des rats sur les tuiles, puis un pinson royal, puis Guillotine, puis Bajèu, puis Baptiste, puis les brigands, puis Guillaume… Que le sommeil fut long à venir !
Dans la pâle clarté de la lune, il y avait le bâton des miracles. C’était un sabre d’airain. Il le dressait au-dessus de sa tête et il frappait à tous de bras tous ces monstres hideux qui s’approchaient de Baptiste avec des marque-bêtes incandescents.
Un portail qui miaule, le grincement d’une chaîne… Le forgeron commençait sa journée de travail. C’était le réveille-matin du quartier.
Antoine s’assit sur sa paillasse. Il était en nage. Il s’était endormi tout habillé. Il prit ses galoches qu’il avait exceptionnellement rangées à côté de lui. Il baisa le bâton de Baptiste, tira ses sacs qu’il avait dissimulés sous sa paillasse et sortit par derrière, du côté des jardins. Il ne se chaussa qu’une fois parvenu dans la rue.
Le forgeron ébloui par les flammes de son foyer ne le vit pas passer. Il arriva très vite aux remparts. Malheureusement, il ne put passer par la grille. On avait retenu l’eau de l’écluse pour réparer l’a roue du moulin. Le passage était noyé.
Il dut attendre l’ouverture de la porte Berteude.
Ce matin-là des chargements de fourrage réquisitionné partaient pour Orange. Il passa sans se faire remarquer avec le dernier.
Il trotta en direction de la bergerie mais ne s’y arrêta pas. Il alla jusqu’à l’endroit où il avait vu les brigands et Guillaume. Il ne ressentait aucune peur. Il s’enfonça résolument dans le taillis. Un merle surpris fusa en bougonnant.
Sa mémoire était sûre. Il reconnaissait les arbres, les grosses pierres couvertes de lichen, les nappes de thym. Il fut bientôt à la charbonnière.
Elle lui sembla déserte. Pourtant, une fumée blanche qui montait d’une meule révélait son activité
Ramassé sous un cade, il réfléchit. Il ne pouvait pas passer à découvert. Il fallait contourner la clairière derrière les drageons de fayards et de châtaigniers.
Il allait s’élancer lorsqu’il entendit un refrain qu’il connaissait bien.
« Allons enfants de la patri-i-e ! »
Guillotine ! Au-dessus de la masse feuillue d’un énorme chêne, elle était sur une branche morte dressée comme un doigt tendu vers le ciel.
Elle n’était pas morte. Elle n’avait pas voulu d’Alphonse parce qu’il n’aimait pas les oiseaux. Elle était libre.
L’avait-elle vu ou était-elle là par hasard ?
Il se dirigea vers le chêne. Elle vola un peu plus loin jusqu’à un fayard. Il alla jusqu’au fayard. Elle vola vers un autre. Il comprit qu’elle lui montrait le chemin et il se laissa guider.
A un moment, elle arriva à un très grand chêne et claironna son chant de triomphe.
Antoine allait traverser l’espace plus clair pour la rejoindre lorsque des voix lui parvinrent. Elles provenaient du dos d’un rocher.
« Maintenant, les grailles s’en mêlent ! La République utilise vraiment tous les moyens !
-Sale bête ! Chante « Vive le roi ! » sinon je te fais cracher ton gésier.
-Tu es fou ? Le chef a dit : pas un coup de feu. »
Guillotine reprit son refrain.
« -Elle le sait, la charogne. Elle nous défie. »
Une pierre jaillit du rocher et se perdit dans le feuillage. Guillotine porta plus loin son cri vengeur.
Antoine attendit. Il vit passer les deux hommes armés jusqu’aux dents. Ils descendaient en direction de la charbonnière. Il resta prudemment tapi puis, lorsqu’il n’entendit plus rouler les cailloux sous les pas, il reprit le chemin balisé par Guillotine. Il aurait bien été incapable de dire où était Valréas, où était la plaine, où était la Lance. Il n’avait regardé que le ciel.
Le bissac et la giberne lui pesaient sur les épaules. Ses mollets étaient douloureux. Il était en sueur. Des dizaines de cigales, réfugiées dans sa tête, crissaient dans ses oreilles.
D’arbre en arbre, l’enfant suivait l’oiseau. Ils atteignirent enfin les grands fayards du sommet.
« Allons enfants de la patri-i-e !»
Ce fut un chant de victoire. Elle s’élança et voltigea dans le ciel bleu. Antoine qui était encore en contrebas la perdit des yeux.
Il y eut un cri qui ébranla les échos, un cri de rapace. Il y eut un « Allons enf… » qui s’étouffa dans un râle.
Antoine escalada un muret de pierres sèches et s’y tint debout. Il était en bordure d’un plateau couvert d’herbes hautes, de ronciers, de buis bas, d’argéras buissonnants. De grands genévriers pointus ressemblaient à des sentinelles.
Le ciel était vide.
A l’autre bout du plateau, après d’autres murets de pierres sèches, Antoine vit une grande bastide à l’abri de châtaigniers séculaires.
Un galop de cheval venait dans sa direction. Il eut juste le temps de se laisser glisser derrière les pierres.
Un cavalier s’arrêta à une trentaine de pas. Il descendit prestement de sa monture et donna des ordres brefs à un animal qui devait être à peu de distance de lui, dans l’herbe.
Un grand rapace s’éleva à grands coups d’ailes. L’homme fit tournoyer un leurre au-dessus de sa tête. L’oiseau décrivit une boucle, revint vers l’homme et happa au passage le lambeau sanguinolent accroché au bout de la lanière de cuir. Puis, docilement, il replia ses grandes ailes et se posa sur le poing ganté de l’homme.
Antoine tressaillit. Il reconnut l’homme au gant.
« Tu es Donzet de Taulignan. » Il entendait encore Baptiste défier ses assassins.
L’homme déposa son rapace derrière sa selle et partit au trot vers la bâtisse.
Alors, Antoine courut mais, dans l’herbe sèche, il ne découvrit qu’une touffe de plumes noires et blanches, ébouriffée et sanglante. Il la prit délicatement cherchant à y découvrir un impossible souffle de vie.
Au milieu des ronces et des argéras, il y avait ce jour-là, sur un plateau inconnu et inhospitalier, un enfant malheureux qui serrait contre son cœur le cadavre d’une corneille. Entre ses sanglots, il fredonnait l’hymne des Marseillais.
Ce drame lui avait fait perdre toute prudence. Il réalisa qu’il était à découvert et qu’on pouvait le voir de fort loin. Il revint se cacher dans le bois à l a crête d’un ravin. Au pied d’un alisier couvert de baies rouges, il creusa un petit trou. Il y déposa Guillotine et rassembla quelques pierres sur l’oiseau mort.
Il resta longtemps agenouillé devant la petite tombe. Les mains croisées, les yeux clos, il ne priait pas : il réfléchissait.
Guillotine lui avait montré le repaire des brigands. Il était impossible de l’approcher en plein jour. Il fallait attendre la nuit. Puis il bondirait d’un genévrier à l’autre, il ne froisserait aucune herbe, il ne bousculerait aucune pierre.
Il y avait un très vieux châtaignier au tronc creux. Il s’y réfugia. Sa petite taille lui permit de se hisser, en jouant des coudes et des genoux, jusqu’à la fourche principale.
De cet observatoire, il pouvait voir les allées et venues autour du repaire des brigands. Il y passa le restant de l’après-midi. Il put ainsi dénombres les hommes de la bande.
« Deux mains pleines et quatre doigts. Ça fait du monde. »
De loin, si le plateau n’avait été inculte, on aurait pu les prendre pour des paysans.
Il localisa les emplacements des gardes, ce qui lui permit d’établir un plan d’approche.
Sur le soir, quand deux hommes rassemblèrent les chevaux sous un châtaignier, Antoine craignit le départ de la bande. Mais, ils bouchonnèrent les montures avec des poignées de paille et les conduisirent à l’écurie qui se trouvait à droite du chemin.
L’un des deux hommes, assis sur une pierre de meule, à côté du portail, prit son tour de garde.
Antoine allait descendre de son inconfortable observatoire lorsque les deux hommes, revenant des charbonnières, passèrent au pied du châtaignier.
« Deux mains pleines, quatre doigt et encore deux doigts. La renardière doit être pleine. »
Les guetteurs l’inquiétaient. Ils devaient être placés pour voir aussi de nuit.
Néanmoins, lorsque la nuit fut suffisamment avancée, il reprit son bissac et sa giberne et, résolument, courut vers le premier genévrier. Il avala sa salive, retint son souffle puis, comme rien ne bougeait, il s’élança vers le suivant. Ses premiers succès lui donnèrent du courage. A quelques dizaines de pas du bâtiment sa progression fut stoppée par une haie de sureaux et d’églantiers dont il avait sous-évalué l’importance. Elle était infranchissable. Il fallait la contourner et donc se mettre à découvert sur le chemin qui blanchoyait au clair de lune.
Antoine le franchit d’un bond, aussi discret qu’un lièvre. Il resta accroupi derrière un petit romarin et ne constata aucune agitation particulière.
L’instant suivant, il était contre le mur de la maison, à l’opposé de l’écurie.
Il restait à trouver une ouverture pour pénétrer dans cette forteresse. Il longea le mur qui ressemblait au contrefort de l’église. Seul un pigeonnier à trois trous, comme un as de trèfle, le perçait, juste sous le toit.
Passé le coin de la bâtisse, il se trouva dans l’ombre de la lune. A une vingtaine de pas commençait la forêt de fayards.
Au ras du sol, en écartant le lierre, il découvrit une ouverture condamnée par des barreaux. Il s’assura qu’elle donnait dans une pièce inoccupée en laissant tomber à l’intérieur une petite pierre. Elle roula sur un tonneau
Rassuré, il entreprit de desceller un barreau. A quoi serviraient les barreaux si la force d’un enfant suffisait à les enlever ?
Il progressa à quatre pattes le long du mur jusqu’à une seconde ouverture identique à la première. Elle était pareillement condamnée. Il se pendit à un barreau. Il lui sembla qu’il avait du jeu. Il insista. La pierre s’effrita imperceptiblement. Il s’arc-bouta et secoua tant et si bien le barreau que la pierre érodée finit par céder. Un enfant pouvait se glisser sans trop de difficultés dans l’espace libéré. Antoine passa sa tête. Une odeur de moisi lui monta au nez, une odeur de cave. Il plongea un bras et sentit la forme d’un tonneau. Alors, il se laissa couler le long du mur et se trouva à genou sur un énorme foudre. Il se dressa pour saisir le bissac et la giberne qu’il avait laissés contre le mur. Ses yeux, déjà habitués à la lune, se firent vite à l’obscurité.
Il était dans une cave voûtée encombrée de tonneaux, de dames-jeannes éventrées, de douires (jarrons), de fiasques poussiéreuses. Quelques marches montaient à une porte basse.
C’est à l’instant où, descendu de son perchoir, il s’apprêtait à répandre sa poudre qu’il réalisa son inconséquence. Qu’est-ce que la poudre sans le feu ?
« Baptiste rirait de moi, pensa-t-il. Il me dirait que je suis une tête de linotte. »
Il eut envie de tout abandonner, de se cacher dans un tonneau et d’attendre que l’homme au gant vienne lui griller les pieds.
Son amour-propre le fit réagir. Le feu ? Il savait où s’en procurer : à la charbonnière. C’était risqué. Il fallait refaire une grande partie de parcours en tournant le dos à la bastide.
Il cacha sa réserve de poudre sous une barrique. Une vieille casserole posée sur une barrique contenait quelques noix nettoyées de leur contenu par les rats ou les loirs. Il la vida sans faire de bruit et l’emporta.
Antoine refit le parcours d’un genévrier à l’autre. Un renard surpris bondit dans le hallier à quelques pas devant lui. Dans le bois, il reconnut quelques rochers, quelques grands arbres. Guidé par l’odeur de la fumée, il arriva aux abords de la charbonnière.
La faim le tenaillait. Il aurait mangé n’importe quoi. Il arracha une haute tige terminée par une ombelle et la sentit. C’était du fenouil. Il la mâchonna et la suça avidement.
Les charbonniers devaient dormir. Le silence était absolu. La moindre brindille brisée pouvait révéler sa présence. A pas mesurés, il s’approcha de la meule. En extraire un tison sans le moindre bruit relevait de la prouesse.
Il fut soulagé lorsqu’il vit, devant la cabane, un feu qui finissait de se consumer. Plus silencieux que le renard, il s’approcha et, à l’aide d’une branchette, recueillit un peu de braise dans sa casserole.
Puis il recula. Son pied accrocha un trépied qui bascula et tinta sur les pierres rassemblées autour du foyer. Il plongea avec sa précieuse casserole dans le premier buisson venu. Bien lui en prit.
Le bourras qui obstruait l’entrée de la cabane s’écarta. Un homme sortit et inspecta les alentours du regard.
« Que cosa è ? demanda quelqu’un resté à l’intérieur.
-Un reinard qu’es veingu per lis os de la galino. »
Il urina sur le foyer et rentra.
Il fallait faire vite pour que la braise ne s’éteigne pas. Malgré tous les efforts d’Antoine pour la protéger, elle faiblissait de minute en minute. Il fallait sans cesse la raviver en l’alimentant de brindilles et de feuilles sèches.
Il parvint à la haie d’églantiers, le dernier obstacle. Une peur terrible le cloua sur place. L’homme des écuries était devant le mur de la bastide. Armé d’un fusil, il semblait être très attentif aux bruits de la nuit.
Antoine resta figé, la casserole de braise sous le nez. Il ne pouvait souffler dessus pour la raviver car la moindre clarté aurait attiré le regard du guetteur.
Après un temps qui lui parut interminable, l’homme poursuivit sa ronde et disparut à l’angle de la maison.
« Quelle pétarufe ! Maintenant, s’il voit qu’il manque un barreau, c’est cuit. Il ne le verra pas, pas vrai Baptiste ? Il ne le verra pas parce qu’il ne regarde pas la bastide… Il regarde autour. »
Il attendit encore. L’homme ayant terminé sa ronde, revint s’asseoir près du portail de l’écurie.
En quelques bonds d’animal nocturne, il fut à la cave.
Il vida sa poudre dans un douire. Il le souleva par les oreillons et le posa à grand’ peine sur un tonnelet. Puis il se hissa sur le tonnelet et coinça le douire entre un grand tonneau et la voûte.
« Je peux juste passer la main pour le bourrer de paille. »
La paille ?
« Tête de linotte ! »
Par bonheur, il y avait des dames-jeannes éventrées. A l’aide des brindilles d’osier et du paillage, il fit une chaîne continue du douire à l’ouverture, sur le ventre des tonneaux.
« Ça va brûler, pas vrai, Baptiste. »
Pour plus de sûreté, il vida le fond de sa giberne aux endroits où la chaîne lui paraissait faible.
Puis il sortit la tête. Comme un blaireau surpris par une présence étrangère, il la rentra aussitôt. Un homme venait dans sa direction. Il n’était pas très loin. Il vint jusqu’à Antoine et cala son fusil contre le mur. Il se tourna vers le bois et cria comme une chevêche. Le même hululement lui répondit, puis un second, puis un troisième, comme des échos. L’homme attendit. Au bout de quelques minutes trois autres brigands le rejoignirent.
« C’est bon, leur dit-il, la nuit est tranquille. Le temps va changer : les rats font la sarabande dans les caves. Ils se sont calmés quand vous êtes arrivés.
Allez dormir, il ne se passera rien de plus. Nous sommes plus exposés le jour que la nuit. Demain, lever à l’aube. Direction la maison du percepteur de Valréas. Ce sera moins facile que les autres. »
Les quatre hommes s’éloignèrent en discutant. Antoine souffla un peu sur les braises et sortit.
Il arrangea un monticule de brindilles bien sèches sur le rebord du soupirail puis vida sa casserole dessus. Une fumée blanche monta aussitôt. Il souffla méthodiquement jusqu’à ce qu’une flamme jaillisse, éclatante dans la nuit noire.
Antoine prit peur. Il courut jusqu’aux grands fayards, s’adossa à un tronc et attendit.
Ce fut interminable.
Il pensait à Baptiste, à Guillotine qu’il était venu venger.
Il pensait à Thérèse qui avait dû ameuter la ville pour le retrouver.
Il pensait à Guillaume qui avait trahi ses amis et qui était peut-être là.
« Baptiste, je crois que c’est éteint. Je vais aller voir. »
Une explosion terrible fit jaillir des flammes par toutes les issues. La bastide parût s’arracher du sol.
Antoine, suffoqué, plongea à plat ventre derrière un tronc. Des milliers de feuilles et de branches arrachées par le souffle plurent autour de lui et le recouvrirent. Des pierres retombèrent à travers les feuillages torturés.
« Coquin de sort ! Coquin de sort ! J’aurais pas cru. »
Il ne pouvait pas dire autre chose.
Ce qu’il ne savait pas, c’est que les tonneaux de la cave contenaient toute autre chose que du vin : de la poudre, de la poudre à ras bord. Les brigands avaient constitué cette réserve en détournant les convois de salpêtre, en attaquant les dépôts ou, tout simplement en faisant commerce avec tous les Bastian et tous les Jacomard de la région.
Quand Antoine eut le courage de rouvrir les yeux, il ne vit qu’un amoncellement de pierres et de poutres. Le feu gagnait l’écurie. Antoine pensa aux malheureux chevaux qui allaient périr mais, ils jaillirent des flammes. Fous de terreur, ils se dispersèrent sur le plateau. Il lui sembla que l’un d’eux emportait un homme.
Bientôt l’incendie gagna les broussailles et s’élança à travers bois. Le chemin du retour n’était qu’un immense brasier d’où jaillissaient des gerbes d’étincelles gigantesques.
La tête posée sur ses genoux repliés, Antoine sanglotait.
« Guillaume, Guillaume !... C’était pas pour toi. »
Il se passa un jour, deux peut-être, avant que les flammes, faute de bois à brûler, renoncent.
Quand les hommes parvinrent sur le plateau calciné, ils découvrirent les ruines informes d’une grande bâtisse dont ils ignoraient l’existence.
Au pied d’un grand fayard, à l’orée d’une forêt préservée des flammes par la brise du nord, ils trouvèrent un enfant qui dormait roulé en boule comme un chien.
Haut dans le ciel, un rapace tournoyait en criant.
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LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 12)
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