LEO REYRE
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 LES ERRANTS 2

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Leo REYRE
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Leo REYRE


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MessageSujet: LES ERRANTS 2   LES ERRANTS 2 I_icon_minitimeLun 2 Aoû - 11:01


Lorsque son avion toucha la piste de Marignane, Nicolas Charansol ne se doutait pas des ennuis qui l’attendaient. Il arrivait, épanoui et bronzé, d’un séjour de quatre ans en Mélanésie, séjour pendant lequel il avait enseigné la géographie et la biologie à des adolescents sans problèmes. Il avait encore à l’esprit leurs regards incrédules lorsqu’il leur parlait de la France, de ses sommets enneigés, de ses milliers de kilomètres de voies ferrées et d’autoroutes, du TGV capable de rouler à 500 km/heure. Il revoyait, disséminés parmi les natifs, les jeunes métropolitains qui appuyaient les dires du professeur et qui ajoutaient leur vécu aux commentaires.
Certes, les nuages bourgeonnants lui rappelaient ceux des grandes tempêtes océaniennes, mais la ressemblance avec Lifou s’arrêtait là. La Méditerranée, opale grise sous le ciel gris, n’avait aucun rapport avec l’émeraude limpide des atolls.
Néanmoins, il était ému de retrouver son pays comme il l’était, enfant, au retour des colonies de vacances qui le tenaient en exil, un mois durant, à une centaine de kilomètres de ses racines. Un sourire de bonheur illuminait son visage lorsqu’il pénétra dans l’aérogare. Mais ce sourire fut de courte durée.
Au service de douane, après avoir examiné les papiers de Nicolas avec une attention qui lui parut excessive, l’employé lui demanda d’attendre un instant. Il téléphona à son supérieur et Nicolas crut comprendre qu’il lui disait : « …Je pense que c’est lui. »
Le douanier revint et demanda à Nicolas de passer dans le bureau.
Comme il n’avait qu’une serviette et qu’il savait ce qu’elle contenait, Nicolas, quoique contrarié, obtempéra.
« Passez dans le vestiaire et déshabillez-vous, lui dit un autre douanier qui consultait l’écran de son ordinateur. Laissez votre bagage, s’il vous plaît. »
Nicolas, que la moindre atteinte à sa liberté hérissait, commença à protester contre ce qu’il considérait comme un abus de pouvoir flagrant.
« A côté, s’il vous plaît. », fit le douanier en lui montrant la porte.
-S’il vous plaît, Monsieur ! grommela Nicolas qui avait bien compris que le rapport de force n’était pas à son avantage.
Il passa donc dans la pièce attenante en réalisant que la paix et la liberté de Lifou étaient à des années-lumière.
Il se dévêtit et, nu comme un ver, attendit la suite des événements.
Un douanier prit ses vêtements et les emporta.
« C’est pour les passer au détecteur », dit-il comme pour s’excuser. Puis il ajouta :
« C’est fou ce qu’on trouve dans les doublures.»
Au bout de quelques minutes qui lui parurent interminables, une voix lui commanda de passer dans le bureau 3.
« Je n’ai pas mes vêtements, signala-t-il.
-Bureau 3. »
Se baigner en tenue d’Adam dans un lagon paradisiaque et se trouver nu dans un bureau des douanes ont autant de rapport qu’une crise de rire et une crise d’arthrose.
Profondément humilié, Nicolas poussa la porte comme un jeune conscrit au conseil de révision.
Un homme en civil lui tournait le dos. Il cherchait un document dans un classeur. Nicolas vit ses bagages ouverts et ses effets personnels étalés sur une table.
« Monsieur Charansol, pouvez-vous me donner les raisons de votre voyage ? Fit l’homme sans se retourner.
-Je viens chez mon père. Je ne l’ai plus vu depuis quatre ans.
-Son identité, s’il vous plaît ?
-Paul Charansol.
-Son adresse ?
-Bonadret dans la Drôme. A la mairie. C’est le maire de Bonadret.
-Ce n’est pas un passe-droit. Votre profession ?
-Je suis dans l’éducation nationale.
-Précisez.
-Professeur de géographie et biologie.
-Ce n’est pas un passe-droit non plus. Regardez sur le bureau. C’était dans vos bagages. Quelle est votre explication ? »
L’homme était toujours de dos. Nicolas vit, sur le bureau, un paquet qui avait la taille et la forme d’une boîte à chaussures.
« Il ne m’appartient pas, fit Nicolas sûr de lui.
-Vous dites toujours cela. Ce n’est jamais à vous, c’est la première fois que vous le voyez. Je connais la chanson. Vous débarquez avec deux kilos d’héroïne brute et vous dites que ce n’est pas à vous. L’éducation nationale a du souci à se faire. »
On frappa discrètement à la porte et une jeune douanière pénétra dans le bureau au grand désappointement de Nicolas. Elle déposa un autre paquet sur le bureau.
« C’est la même, Monsieur, fit-elle avant de tourner les talons et de jeter un coup d’œil intéressé sur l’académie du malheureux jeune homme.
Pas mal, fit-elle avant de refermer la porte.
-Pas deux, mais quatre kilos. Nous approchons de la prise du siècle. Toujours la même explication ? Ce n’est pas à vous ?
-Comment faut-il vous expliquer que je n’ai jamais vu ces paquets et que je ne sais pas ce qu’ils contiennent ?
-Moi, je sais. Finissez de les ouvrir puisque mon personnel a déjà commencé. Allez, finissez. »
Nicolas voulait absolument prouver son innocence. Dans sa précipitation, il déchira l’emballage du premier paquet.
Une forte odeur s’en exhala. Quatre années d’exil ne lui avaient pas fait oublier un tel fumet : des picodons !
Un énorme rire accompagna sa découverte. L’homme s’était enfin retourné. Malgré sa calvitie précoce, Nicolas le reconnut instantanément et pour cause. L’homme n’était autre que Guillaume, son ami d’enfance. Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre au moment où la jeune douanière apportait une bouteille de côtes-du-Rhône, deux verres et un pain au levain. Situation scabreuse s’il en est.
« Ne vous méprenez pas, Isabelle. Ce n’est qu’un ami d’enfance, un copain.
-Chacun est libre de vivre comme il l’entend, monsieur. En tout cas, vous n’avez pas mauvais goût, fit-elle en riant avant de s’éclipser.
-Ne t’en fais pas, Nico. J’ai un personnel au top ? Ça n’ira pas plus loin. »
Nicolas était passé des affres du supplicié à la joie du potache.
« Tu m’expliques ?
-Va d’abord te rhabiller. Ici, ce n’est pas le climat néo-calédonien. »
Nicolas alla au vestiaire, retrouva ses vêtements avec satisfaction et revint. Guillaume en avait profité pour faire de la place sur la table et y installer les deux boîtes qu’il avait ouvertes.
Dans l’une, il y avait les picodons, ces fromages de chèvre onctueux et violents, spécialité et fierté de sa région. Il lui expliqua qu’il se les procurait par un poissonnier qui « montait » le poisson jusqu’à Dieulefit dans la Drôme. A son retour, il lui descendait de quoi rêver du terroir. L’autre ne faisait que peaufiner le rêve : elle renfermait un saucisson de ménage et un bocal d’olives de Nyons.
« Tu te souviens, nos baignades à poil à la rivière ? Comme c’était interdit à Bonadret, nous descendions aux Ombras où personne ne nous surveillait. Ça fait bien deux kilomètres par les raccourcis. Au retour, les jarrets coupés par nos heures dans l’eau, il fallait se taper la montée au milieu des prunelliers, des ronces et des argéras. J’en ai encore mal aux jambes.
Tu te souviens, le jour où tu es parti avant moi parce que des filles des Ombras arrivaient pour se baigner et que tu avais peur qu’elles te trouvent trop maigre. Je pense que c’était à cause de ton zizi qui n’avait pas encore de poils. Moi, j’étais resté parce qu’il y en avait une qui me plaisait beaucoup. J’avais tout combiné. J’avais même prévu les endroits où nous aurions pu nous arrêter près de la cascade.
Malheureusement, ça a chiqué. Tu sais pourquoi ? Parce qu’un petit salaud avait emporté mes habits en remontant. Je me suis retrouvé à poil et les filles sont parties en se foutant de moi. Je me suis payé la montée en me planquant comme un honteux avec plein de mouches d’ânes qui me tournaient autour. Et ce petit salaud avait averti tous les copains et les copines de Bonadret. Ils m’attendaient tous sur les escaliers de la place, près du monument aux morts. J’ai dû passer devant eux les mains sur l’oiseau avant d’arriver chez moi. Ce sont des moments qu’on n’oublie pas.
Je me suis toujours dit qu’un jour j’aurai ma vengeance.
Or, en consultant la liste des passagers en provenance de Nouvelle-Calédonie que vois-je ? Le nom de ce petit salaud.
-Tu aurais pu te venger plus tôt. Nous avons été ensemble des centaines de fois.
-L’occasion ne s’est pas présentée ou les conditions n’étaient pas remplies. Bref, l’heure de la vengeance avait sonné. J’ai mis mes petits jeunes dans le coup et voilà. Qu’est-ce que je me sens mieux !
-Tu as plus de rancune que la mule du pape. Sois satisfait : ta vengeance est réussie. Je me voyais déjà aux Baumettes. C’est vrai que c’était un peu vache, le coup des habits. Je devais être jaloux parce que j’avais remarqué la même fille et que tu étais plus costaud que moi. J’avais complètement oublié ce moment-là.
-Moi non. Cet épisode a hanté toute mon adolescence. Ça m’a marqué. La preuve : j’y pense encore. C’est peut-être à cause de cette humiliation que je suis devenu douanier.
-Je ne vois pas le rapport.
-Pourtant il existe : si tu savais combien je jubile chaque fois qu’on met des passagers à poil pour les fouiller. Il faut voir la gueule de ces pauvres malheureux. J’imagine la suite dans leur tête et tous les cauchemars qu’ils vont faire à cause de cet instant. Remarque bien que dans le tas, il en est toujours qui ont quelque chose à cacher.
-C’est du sadisme.
-Non. Une thérapie, seulement une thérapie. Allez, assieds-toi. Tu as de la chance, c’était le jour du poissonnier. Qu’y a-t-il de meilleur qu’un bon saucisson, un bon picodon et un bon vin qui nous parlent du pays ? »
Nicolas n’avait pas fait un petit déjeuner comparable depuis plus de quatre ans. Les poissons, les coquillages, les ignames, les fruits exotiques lui avaient fatalement cassé le goût mais il retrouvait peu à peu, avec délice, le petit grain de poivre perdu dans la mosaïque de gras et de maigre du saucisson, le caractère marqué du fromage toujours meilleur lorsqu’il est plat et mou que lorsqu’il est rebondi et ferme, la noblesse veloutée et ardente d’un vin mûri dans les chais ancestraux, l’âcreté vive des olives ridées. L’extase après l’enfer.
« J’ai l’impression de revenir sur terre après un long séjour dans l’espace. Pendant tout le vol, je ne pensais qu’à ce que je venais de quitter. Grâce à toi, j’ai hâte de retrouver mon père et notre bled. Le paradis sur terre n’est pas fait uniquement d’îles, de cocotiers et de lagons bleus. C’est aussi nos rocailles sèches, nos lavandes et nos vieilles maisons. Dès demain, je pars sac au dos et je refais le plateau en long et en large.
Au fait, tu fais toujours de la spéléo ?
-C’est ma passion, tu le sais, mais je manque de temps. Quand je suis en congé, je vais plutôt du côté de la mer, c’est sur place. Il y a une éternité que je n’ai plus fait de trous. Puis, la famille…
-Tu es marié ?
-Non mais c’est tout comme. Il s’appelle Kish.
-Il ? Excuse-moi, je ne savais pas. Je t’ai toujours connu hétéro et même plus. Tu changeais d’amies plus souvent que de chemises.
-Calu ! Kish, c’est mon labrador. Marié, moi ? Avoir une seule femme nuit et jour ? Ne parlons pas de malheur. Le seul moment où j’ai eu vraiment envie de me marier, c’est quand j’avais quatorze ans. Ça ne s’est pas fait parce qu’un morveux de douze m’a cassé la baraque. Dans le fond, il a fait mon bonheur. Sacré Nico ! Et toi, la spéléo ?
-Plus de spéléo ni d’aile. Lifou et les atolls voisins ne sont pas très favorables. Il n’y a pas le moindre aven et, si tu te risques à faire de l’aile, tu peux facilement de retrouver à perpète, en plein océan, avec des requins pleins de dents qui t’attendent la gueule ouverte. Ça passe facilement de la brise légère à l’ouragan. J’ai bien envie de refaire un peu d’aile chez nous puisqu’il y a le site et les vautours pour indiquer les meilleurs courants ascendants. Quant à la spéléo, j’aimerais bien aussi mais il est difficile de trouver un équipier.
-L’équipier ? Tu l’as devant toi. Tu m’attends jusqu’à ce soir, je rassemble mon matériel et je te remonte à Bonadret. J’ai une semaine de récupération et, comme, sur les plages, le gibier se fait rare en arrière-saison, c’est l’occasion de recharger les accus. Comment comptais-tu faire ? Un taxi ? Tu en as pour la peau des fesses. Le train ? Le car ? Il te faut changer quatre ou cinq fois. Tu en as pour la journée et encore tu n’es pas sûr d’arriver. »
Ils partirent vers 21 heures après une pizza prise à la hâte mais n’arrivèrent à destination qu’en milieu de journée, le lendemain, car, de violents orages les ayant pris dans la souricière d’Orange, ils avaient dû passer la nuit au gymnase, sur un lit de camp, parmi d’autres naufragés de la route.
« Nous sommes en bordure de l’entonnoir de Montpellier, leur dit un pompier avant de leur donner le feu vert. Chaque année à cette époque, les nuages chargés à bloc viennent buter contre les Cévennes et il tombe en quelques heures autant d’eau qu’en quatre saisons. Ça n’arrose pas mais ça inonde tout et il faut attendre des heures, parfois des jours, pour que toute cette eau s’écoule. Forcément, c’est au niveau de la mer. D’où les catastrophes que nous connaissons depuis quelques années : Nîmes, Sommières, Vaison-la-Romaine… C’est un peu sur le bord, mais c’est pareil. Avant, les orages n’étaient que des orages. Maintenant, ce sont des cataclysmes. »
Effectivement, le spectacle qu’ils avaient de part et d’autre de la route était désolant. Des vignes noyées, des fermes isolées, des villages devenus cités lacustres, des routes traversées par des torrents de boue, obstruées par des branches tombées, des arbres écartelés. Et ce ciel effervescent et tumultueux qui bourgeonne, qui bouillonne, qui croule.
Pourtant, aux confins du Vaucluse, lorsque la terre s’élève un peu vers les contreforts des montagnes, les cumulus semblèrent se déchirer pour offrir quelques trouées de ciel bleu. Puis, l’azur finit par s’imposer. L’eau descendait encore des monts, mais elle était claire à présent. Par contre, l’Eyguille roulait une eau impétueuse de couleur café au lait témoignage d’une bataille gagnée sur les terres d’en haut.
Nicolas et Guillaume n’avaient pas dit grand-chose pendant ces kilomètres dantesques. Mais, à présent, le soleil revenu et les rives familières chargées de souvenirs avaient fini par dénouer leur gorge, de quoi actualiser l’almanach des souvenirs abandonné quelques années plus tôt.
La route n’avait pas toujours été aussi large surtout dans la partie où elle s’insinue comme une racine entre la rivière et la roche. Là, la place est mince. La rivière a fait son passage dans une faille mais n’a pas réussi à l’élargir. Sa force décuplée n’a réussi qu’à creuser. Par endroit, si on lève la tête, on a l’impression que les falaises opposées se referment comme une voûte de cathédrale tant elles sont proches. Un cheval pourrait, d’un bond, passer d’un bord à l’autre. Ce sont les gorges de l’Eyguille.
Jadis, les hommes ont taillé la route dans la roche à la masse, à la barre à mine, à la pioche, à la rivelaine afin d’y faire passer leurs charrettes de légumes et de volailles, leurs fardiers, leurs trinqueballes de charpentes, leurs binards de pierres de taille, leurs haquets de tonneaux, leurs coches et leurs diligences de paysans descendant occasionnellement vers Nyons, Vaison ou Valréas. Ils ont fait le strict nécessaire, guère plus que la place d’un attelage et de son conducteur souvent forcé de tenir ses bêtes au licol dans les passages périlleux.
La route d’aujourd’hui a gagné sur la montagne à l’explosif, aux bouteurs, aux haveuses. C’est une nationale fréquentée par les touristes qui, au gré des saisons, dégringolent vers la mer ou montent vers les stations alpines.
« Attention ! Les pierres ! »
De sa place de passager, Nicolas avait pu voir avant Guillaume, à la sortie d’un virage, les pierres qui obstruaient le passage. Guillaume pila et sa voiture fit une embardée sur la chaussée boueuse. Ils descendirent pour aller voir. Quelques blocs de roches, détachés des hauteurs, avaient explosé sur le goudron. Des employés de la DDE, avec leurs engins, les poussaient sur le bas-côté mais ils étaient encore à une centaine de mètres en amont. Nicolas et Guillaume s’assirent sur le parapet.
Les pierres constituent un véritable danger dans ces gorges étroites taillées dans des couches ondulées, hétérogènes et scindées en blocs instables. Les pluies, le gel et le dégel, précipitent singulièrement leur éboulement.
« Tu en veux une ? demanda Guillaume en sortant son paquet de cigarettes.
-Merci. Je ne fume pas.
-C’est vrai que tu n’as pas de défauts. Tu as toujours été un peu bizarre.
-Parce que je n’ai jamais fumé ?
-Pas seulement. Quand nous sortions en bande, tu n’étais pas souvent avec nous. Tu avais toujours la tête dans tes livres ou alors tu courais la campagne avec ton filet à papillons. Tu en savais toujours plus que nous sur la nature et les bestioles, mais tu étais plutôt timoré avec les filles. Tu connaissais tout sauf l’essentiel. Tu te souviens de ta théorie sur les fantômes ?
-Ce n’était pas une théorie, tu le sais bien. Je te les ai fait voir. Tu ne faisais pas le cador cette fois-là.
-Tu as foutu la frousse à quelques-uns mais pas à moi. Mercanti ! Tu avais fait un peu de pognon avec tes visites guidées, si je me souviens bien.
-C’est l’été où je t’ai payé le cinéma deux fois par semaine. Quand tu étais avec moi, j’étais tranquille. Je savais que tu n’étais pas avec celle des Ombras.
-Martine ?
-Tu le sais bien.
-C’était un canon. Nous en étions tous mordus. »
Quel été, cette année-là !
Nicolas avait fait des abords du château son domaine de recherche. L’endroit foisonnait de plantes intéressantes, d’insectes et d’oiseaux. Il n’était pas rare de trouver, dans le lierre, entre les pierres du mur de longues mues de couleuvres ce qui ajoutait à la profusion de vie sauvage, l’appréhension d’y faire une rencontre inquiétante. Le site offrait à l’adolescent un monde de mystères dont il était friand.
Une fin d’après-midi, alors qu’il était adossé contre un pan des douves, à l’ombre d’un sureau squatté par les moineaux, il fut intrigué par la multitude d’abeilles qui allaient et venaient au-dessus de lui. Il constata qu’elles pénétraient dans le donjon par une partie éventrée par la foudre, à cinq ou six mètres. Si elles s’étaient établies là, il devait y avoir du miel. Il revint le lendemain avec le matériel d’apiculteur de son père.
Cinq ou six mètres de pierres érodées, ce n’est pas la mer à boire. Il escalada facilement la muraille et examina le passage. Il progressa en rampant dans l’épaisseur du mur qui faisait bien deux mètres. Ce qu’il vit alors lui donna le frisson. Il était juste à l’amorce d’une voussure. En baissant le regard, il distingua une immense salle vide traversée par un rai de lumière venu d’une meurtrière. Dans le fond, la voûte s’ouvrait sur un escalier qui devait, jadis, desservir les étages des oubliettes aux courtines. Personne depuis le temps des seigneurs n’avait dû, avant lui, voir cette salle qui ressemblait à une immense crypte. Les abeilles qui s’excitaient autour de lui ne l’intéressaient plus. D’ailleurs, leurs rayonnages étaient inaccessibles. Peu à peu, ses yeux s’adaptèrent à la pénombre. C’est alors qu’il vit un fantôme. Une forme aux contours fluctuants s’éleva du milieu de la salle et ondula lascivement dans son voile léger. Puis elle glissa vers les escaliers et disparut. L’apparition n’avait pas duré longtemps mais Nicolas avait eu le temps de l’observer. Il était sûr de ne pas avoir rêvé.
Il descendit tout excité, prêt à courir annoncer la nouvelle. Il se ravisa car il allait passer pour un halluciné aux yeux de ses camarades.
Sans témoin pour l’accréditer, le prodigieux est forcément suspect. S’ils n’avaient été plusieurs à voir Jésus marcher sur les flots, qui l’aurait cru ?
Alors, il décida d’en faire son secret.
Quoique rêveur et imaginatif, sa passion de l’observation l’avait formé à un certain cartésianisme. Le soir, dans son lit, il chercha longtemps une explication rationnelle à cette apparition. Il avait beau raisonner, dire que les fantômes n’existaient pas, il en avait bel et bien vu un.
La révélation lui vint le lendemain alors qu’il regardait, dans l’entrebâillement de ses volets, la place désertée écrasée de soleil.
Sans raison apparente, un tourbillon de poussière s’y forma et tournoya un instant avant de s’éparpiller.
De la poussière ! Ce fantôme n’était que de la poussière !
Il avait l’explication de son apparition et, par la même occasion, celle de tous les fantômes. Sa définition scientifique allait mettre à mal tous les manoirs et châteaux hantés d’Ecosse, de Bretagne ou d’ailleurs dont les hôtes incorporels ne devaient leur existence qu’à l’absence d’aspirateurs. C’était la victoire de la logique sur le paranormal.
Il revint tous les jours pour vérifier son hypothèse. Le fantôme ne fut pas toujours au rendez-vous.
Malgré ces manquements contrariants, Nicolas peaufinait sa théorie. Le temps venteux, humide ou serein n’était pas favorable. Par contre, par grosse chaleur ou temps lourd, le spectacle était pratiquement assuré. Il fallait seulement de la patience car le fantôme n’avait pas de montre.
Nicolas nota tout sur un carnet jusqu’à ce que son intuition personnelle devienne vérité universelle. Son illustre prédécesseur Archimède, fondateur de l’hydrostatique, n’avait pas fait mieux avec son fameux principe. Combien de bains dans les thermes de Syracuse avant que son Euréka ! fasse la joie de tous les professeurs de physique passés, présents et à venir ? « Tout corps plongé dans un liquide… ». Pas évident.
Les fantômes sont de la poussière en mouvement. Pourquoi apparaissent-ils principalement dans les châteaux ou les demeures anciennes, les uns et les autres inhabités ? Parce qu’il y a de la poussière, une poussière impalpable qui se dépose avec une infinie lenteur. Comment cette poussière entre-t-elle en mouvement ? Sous l’effet de courants d’air ascendants au moment où il fait chaud ou par temps d’orage. Ce phénomène peut se produire au crépuscule, par temps serein, lorsque filtre, à travers les murs et les corridors, le vent coulis qui est un vent régulier et faible.
Fort de sa science, il décida pourtant de ne pas la dévoiler. Ses camarades étaient trop portés sur les choses de la vie, trop superficiels pour s’intéresser à de la poussière.
Un jour, il vit des enfants en vacance parler du château et se faire peur en jouant aux fantômes. Comme ils étaient sous sa fenêtre, il leur dit :
« Moi, si vous voulez, je vous en fais voir. Seulement, ça vous coûtera un franc chacun. »
Les enfants fraîchement arrivés de leurs provinces du nord ou des banlieues parisiennes étaient prêts à tout pour affirmer leur supériorité sur les péquenots. Ils rirent d’abord puis se concertèrent. Avec leur rouerie de brelandiers des villes, ils commencèrent à chipoter sur le tarif.
« Cinquante centimes pour voir et cinquante si nous en voyons, fit le plus faraud.
-Même mieux, dit Nicolas sûr de lui. Vous ne me payez que si vous en voyez. »
N’ayant rien à perdre dans l’affaire, les enfants furent tous d’accord. A dix-neuf heures, ils étaient quatre devant la chapelle Saint-Vincent comme il avait été convenu. Les autres s’étaient dégonflés ou n’avaient pu s’échapper du cercle familial. Nicolas, leur fit des recommandations draconiennes et leur demanda de les respecter à la lettre faute de quoi le fantôme refuserait de se montrer ou, pire encore, s’en prendrait à eux car il pouvait avoir des réactions de fauve.
Comme il avait aménagé sa niche en enlevant quelques pierres branlantes, il réussit à y caser les quatre garçons qu’il avait aidés à escalader le mur. Avec leurs scaphandres d’apiculteurs, ils étaient moins arrogants.
Ils n’eurent pas trop à attendre. Comme un comédien fidèle à son contrat, le fantôme s’éleva du sol et joua son numéro. Quelle pétoche !
Nicolas dû les retenir car ils se seraient jetés dans le vide. Ils guida au mieux leur descente mais ne put empêcher le dernier de sauter. Par bonheur, un sureau freina sa chute et il s’en tira avec une griffure sur la joue.
Une fois dans la douve, ils se calmèrent. Quelques minutes plus tard, en descendant vers Bonadret, ils étaient capables de décrire le fantôme avec une multitude de détails : ses yeux phosphorescents sous son voile, ses mains squelettiques, ses doigts crochus, les chaînes qu’il avait aux pieds, ses gémissements qui ressemblaient aux chants des moines.
Ce soir-là, Nicolas gagna quatre francs. C’était le début d’une affaire juteuse. Le bouche-à-oreille fonctionna si bien dans les campings qu’il y eut bientôt trop de clients et, bien qu’il ait durci les règles et expliqué que le fantôme était capricieux, qu’il pouvait ne pas se montrer pendant plusieurs jours, les petits estivants payaient d’avance pour être certains d’être pris. Certains vinrent plusieurs jours de suite et ne le virent jamais. Ils se contentèrent des témoignages emphatiques de ceux qui l’avaient vu et colportèrent à leur tour la geste du fantôme de Bonadret. N’étant pas apôtres, ils devinrent zélateurs. Ils étaient ceux qui avaient vu ceux qui avaient vu le spectre.
Nicolas et Guillaume évoquaient encore cette époque quand un employé de la DDE leur montra la face verte de son panneau.
Ils reprirent la route lentement, un œil sur les parois pour anticiper toute nouvelle chute de pierres.
La rivière était toujours aussi impétueuse. Ils commençaient à s’en désintéresser quand ils virent, sur l’étroit chemin de la berge opposée, un cheval lancé au galop. La cavalière qui le montait semblait absolument maîtresse de la situation malgré la proximité du courant.
« Elle est folle, celle-là, fit Guillaume. Si un sabot ripe, elle va à la baille. »
Il régla sa vitesse sur celle du cheval afin d’intervenir au plus vite en cas d’accident. La présence de la voiture ne perturba ni la monture ni l’amazone.
« C’est insensé. Regarde-la, mais regarde-la donc ! »
Ni les flaques, ni les branches couchées, ni les blocs tombés des falaises ne semblaient les inquiéter. Le cheval gris louvet les franchissait avec une facilité inouïe.
« Regarde, là-bas. Le chemin est coupé. Il va bien falloir qu’elle s’arrête. »
Dans une courbe, l’eau avait tant rogné la roche qu’elle avait fini par arracher le chemin sur plusieurs mètres.
« Nom de Dieu ! fit Guillaume incrédule. Dis-moi que je rêve ! »
Le cheval venait de franchir le vide d’un bond sublime. Guillaume se rangea sur le bas-côté sans quitter des yeux Pégase qui semblait voler par-dessus les obstacles.
« - Tu ne rêves pas. J’ai vu. C’est sûrement une fille qui fait de la compétition.
-Tu veux qu’on aille mesurer. Je ne connais aucun cheval capable de franchir un trou comme celui-là.
-Pourtant, il l’a fait. »
Guillaume était tellement abasourdit qu’il sortit de sa voiture pour avoir le témoignage des deux ouvriers qui, assis sur le parapet face à la rivière, occupaient leur temps de pause à fumer une cigarette.
« Vous avez vu ? C’est incroyable, n’est-ce pas. »
Mais les deux hommes n’avaient rien vu. Pourtant ils auraient dû voir.
« Comment avez-vous fait pour ne rien voir ? Un cheval comme celui-là, ça se remarque. »
Les deux hommes sourirent et se concertèrent.
« Vous devriez vous reposer un peu, monsieur. Vous roulez sans doute depuis trop longtemps, fit l’un d’eux.
Guillaume, excédé, revint à la voiture.
« Ils doivent être des Ombras. Je crois qu’ils m’ont pris pour un idiot, dit-il à Nicolas. Ils prétendent qu’ils n’ont rien vu. C’est moi qui aurais rêvé. Si j’ai rêvé, tu as rêvé aussi. Mais comme nous avons fait le même rêve, c’est qu’en réalité nous n’avons pas rêvé. Va-t’en le leur faire comprendre.
-Tu ne crois pas que nous ferions bien de continuer ? J’en ai ma claque de ce voyage. Nous ne sommes qu’à trois kilomètres des Ombras. Autant dire que nous sommes presque arrivés. »
Guillaume embraya mais, tout en conduisant, il scrutait encore la rive opposée pour y retrouver le cheval et sa cavalière. Quand on vient de voir une étoile filante, on regarde toujours le même endroit du ciel pour en voir une autre.
Quand on en voit une autre, c’est toujours ailleurs.
Ils étaient en vue des Ombras, lorsqu’ils virent le cheval venir vers eux à vive allure sur la route. Il était à quelques mètres lorsqu’il bifurqua pour prendre le chemin de chèvres qui monte vers Bonadret par la falaise. Il est si étroit et si escarpé que les chèvres ne l’empruntent plus depuis fort longtemps.
L’écuyère, se jouant du danger, guida sa monture en l’encourageant par des tapes sur l’encolure. Avec une facilité déconcertante celle-ci gravit la falaise comme s’il s’était agi d’un sentier de promenade.
« C’est dingue ! Quand je vais raconter ça à mes collègues, ils vont faire un rapport à ma hiérarchie. Sûr qu’on me met illico en retraite anticipée. Pourtant, je ne suis pas fou. Tu as vu aussi, Nico ? »
Nicolas était pâle et comme abasourdi.
« -La fille, je la connais. C’est Emmeline. Mais c’est impossible parce que cette Emmeline, elle était comme aujourd’hui quand j’avais douze ans.
-C’est peut-être sa fille.
-Oh non ! Je l’ai bien reconnue. Ça fait plus de vingt ans que j’ai son image dans ma tête. Un jour, je l’ai dessinée de mémoire. Si mon père n’a pas tout foutu en l’air, mon dessin doit être encore placardé dans ma chambre. Je te le ferai voir.
-C’est plus que de l’amour, c’est de l’idolâtrie. Alors, tu connaissais une beauté et tu n’en as jamais soufflé mot, à moi, ton meilleur copain.
-Pour que tu me prennes encore pour un frimeur ?
-Dis plutôt que tu avais peur que je te la pique. Tu l’as connue comment ?
-Je ne l’ai pas vraiment connue. Je l’ai vue une fois. Ça a suffi pour que j’en rêve. Elle, je crois qu’elle ne m’a pas vu.
-Elle n’est pas de Bonadret ni des Ombras. Si c’était le cas, je la connaîtrais aussi. C’est sans doute une estivante ou une curiste ou, alors, elle a une résidence secondaire dans le coin. Maintenant que tu m’as amorcé, il me faut des détails. Allez, raconte.
-Plus tard. Pour le moment regarde la route. »
Sur le pont des Ombras qui enjambe l’Eyguille, il y avait une foule qui, de part et d’autre, regardait le courant. Guillaume s’arrêta et alla demander à ces personnes si elles avaient vu passer le cheval et sa belle écuyère. Personne ne les avait vus. Pourtant, ils avaient dû passer par-là car il faut aller quarante kilomètres en amont pour trouver un autre pont. Il revint à la voiture, hérissé par l’attitude des gens du coin.
« Ah ! Ils n’ont pas changé aux Ombras ! Dès que quelqu’un de Bonadret leur demande quelque chose, ils font ceux qui ne savent pas.
-C’est plutôt rassurant qu’il y ait des gens qui ne changent pas. Puisqu’on sait qu’ils sont comme ça, on ne leur demande rien. D’ailleurs, tu n’avais rien à leur demander : la route de Bonadret est toujours à cent mètres à gauche après le pont, juste avant la cascade.
-En tout cas, ils n’ont pas vu passer ton Emmeline. Si c’est vrai, avoue que c’est troublant.
-C’est peut-être vrai. Ils regardaient l’eau.
-Mais, bon Dieu, un cheval au galop qui te passe dans le dos, ça s’entend ; tu sens le courant d’air. Toi, ça t’a pris il y a vingt ans, moi, je sens que ça vient de me prendre. Ton Emmeline et son cheval prennent ma tête pour un manège. »
Des enfants, sans doute renseignés par les adultes quittèrent le pont et vinrent tourner autour de la voiture en chantant :
« A Bonadret veson pas dret ! A Bonadret marchon pas dret !
A Bonadret soun mal-adré ! » (A Bonadret ils ne voient pas droit ! A Bonadret ils ne marchent pas droit ! A Bonadret, ils sont maladroits)
Cette comptine n’avait pas changé non plus. Elle datait de plusieurs siècles et avait accompagné, comme un chant guerrier toutes les grandes bagarres qui avaient opposé les enfants d’en bas, ceux des Ombras, aux enfants d’en haut, ceux de Bonadret.
Guillaume et Nicolas baissèrent les vitres de leurs portières et crièrent à tue-tête :
« Aux Oumbras nidon li darnagas ! Li darnagas soun bédigas !
Aux Oumbras soun bédigas !
(Aux Ombras nichent les pies grièches ! Les pies grièches sont idiotes ! Aux Ombras, ils sont idiots ! )
Forts de ce syllogisme que n’auraient pas contredit les grands philosophes, ils s’autorisèrent un bras d’honneur dans la plus pure tradition locale et ajoutèrent en point d’orgue :
« Aux Oumbras cagon dins si pias ! (Aux Ombras ils font dans leurs langes)! »
Il fallut vite appuyer sur l’accélérateur car, les quolibets ayant atteint leur limite, quelques vauriens commençaient à ramasser des projectiles.
« On se ressource vite, tu ne trouves pas, fit Guillaume après s’être engagé sur la route de Bonadret. Ce sont quand même de drôles de petits merdeux. Et les vieux ne valent pas mieux. Ce sont eux qui les ont excités. J’en ai même vu deux ou trois qui ramassaient des pierres. Pourtant, sans Bonadret, ils ne seraient pas grand-chose. Qui veux-tu qui s’intéresse à ces bas-fonds qui ne voient le soleil que quelques heures par jour et encore seulement l’été ? Je suis sûr que leurs maisons sentent le moisi et qu’il y pousse des champignons. Ceux qui s’arrêtent aux Ombras, c’est pour voir la cascade de notre rivière.
-Ou pour photographier nos vautours.
-Mais là, il leur faut de sacrés téléobjectifs, parce que nos vautours, ils se posent plutôt en haut. Tu sais que je les avais un peu oubliés, ceux-là. Ça fait combien d’années qu’on les a réintroduits ?
-Dix ou douze ans. Ce n’était pas du goût de tous. Ils avaient peur pour leurs agneaux.
-Je suppose qu’ils ont fini par se rendre compte que les vautours ne sont que des charognards. En fait, ils nettoient la montagne de toutes les bêtes crevées. Il doit y avoir une belle population maintenant.
-Quand je suis parti, on venait d’en comptabiliser une quarantaine. Ça posait un problème de nourriture et il fallait collecter les bêtes mortes dans tous les élevages de la région. Il y en a probablement plus de soixante à présent. Eh ! Regarde un peu là-haut, sur la pierre des chamois !
-Nom de Zeus ! C’est elle. On dirait qu’elle défie les Ombras. Si son cheval fait un pas en avant, elle tombe de trois cents mètres.
-Ça, c’est stupéfiant. Les vautours sont restés à ses pieds. Pas un seul ne s’est envolé.
-Elle leur apporte peut-être de la nourriture. Si tu me disais un peu comment tu l’as connue ?
-Je commence à me demander si je ne l’ai pas rêvée. C’est tellement absurde.
-Mais là, tu es comme moi, tu ne rêves pas. Tout à l’heure, tu l’as vue aussi. Et, en plus, tu l’as appelée Emmeline. Ce n’est pas un prénom de rêves. Tu l’as même dessinée paraît-il. Raconte-moi tout, ça vaudra mieux. Après, je te dirai, moi, si c’est absurde.
-Tu ne vas pas me croire.
-Je te promets que si. Allez, raconte. »
Nicolas fit mine de chercher dans sa mémoire les bribes d’un souvenir qu’il détenait en entier.
Ce jour-là, il faisait très chaud, une chaleur d’août qui assomme les gens et réveille les orages. Bravant l’interdit familial, Nicolas était monté au château car le temps était favorable aux fantômes. Il s’était installé dans son observatoire et avait fait le guet comme presque tous les jours depuis le début des vacances. Ses clients, il les avait le soir, lorsqu’il fait plus frais. Il était là pour approfondir ses études. Les abeilles s’étaient habituées à ces présences insolites. Elles passaient en ignorant les intrus. Le contraste entre la canicule extérieure et la fraîcheur des murailles contribua sans doute à son ramollissement. Il sentit soudain ses paupières lourdes et sombra bientôt dans ce bien-être incomparable que procurent les siestes estivales. Combien de temps resta-t-il ainsi ? Difficile à dire. C’est une vive conversation qui le réveilla. Elle provenait de l’intérieur. Il s’étira pour voir. Trois personnes, un homme et deux femmes, bavardaient au milieu de la salle. La plus jeune se tenait dans le rayon de lumière et, de ce fait, elle capta toute son attention. Elle était d’une beauté magique. Ses cheveux noués en chignon dégageaient son visage et son cou. Il crut voir une statue antique comme celles dont la nudité à peine voilée attisait son intérêt pour les cours d’histoire. Aphrodite aurait envié la pureté de ses traits. Elle était vêtue comme une comédienne de théâtre classique. C’était à la fois anachronique et conforme au lieu. Fugitivement, il croisa son regard et ferma instinctivement les yeux pour que leur brillance ne trahisse pas sa présence. Au pire, elle aurait pu penser avoir vu un hibou. Ce regard croisé le temps d’un éclair s’imprima à tout jamais dans son cerveau, en pleine zone réservée à l’amour. Comme il y avait alors beaucoup d’espace, il l’occupa en entier et les amourettes d’enfant furent instantanément reléguées dans un petit recoin.
L’autre femme, plus âgée, restait dans la pénombre mais il pouvait voir qu’elle s’appuyait sur une canne. Elle était vêtue à l’ancienne, elle aussi.
L’homme marchait sans arrêt. Il avait l’air très en colère. Il portait un long vêtement d’intérieur et, sur la tête, un bonnet aux ailes retombantes comme ceux des banquiers vénitiens au temps des doges.
Nicolas n’arrivait pas à comprendre les paroles qu’ils échangeaient. Il était tapi dans sa niche, pas très rassuré. Il luttait depuis un moment contre une terrible envie d’éternuer. Il luttait mais on cède toujours à l’éternuement. Malgré sa main plaquée sur son nez et sa bouche, il ne put étouffer suffisamment l’explosion.
« Tortu-Dieu ! Le félon! Fuis, mon Emmeline avant qu’il t’esforce ! » cria l’homme en entraînant les deux femmes vers le passage voûté.
Nicolas eut juste le temps de les voir s’engouffrer dans l’escalier qui descendait sous le dallage. Puis il y eut à nouveau un grand silence. Abasourdi par ce qu’il venait de voir, il mit du temps à comprendre.
C’étaient probablement des comédiens qui répétaient leurs rôles. Il y avait chaque année un stage d’art dramatique à Bonadret et, compte-tenu de la canicule, ils n’avaient trouvé que cet endroit pour travailler.
Par où étaient-ils passés ? Mystère. Nicolas connaissait très bien les lieux et n’avait jamais trouvé de porte pour pénétrer dans le donjon. Le fait est qu’ils étaient entrés et qu’ils venaient de sortir.
Lorsqu’il redescendit à Bonadret, il faisait une canicule saharienne. Néanmoins, il coupa par les chaumes pour gagner du temps. C’est au milieu du champ qu’on le retrouva, inconscient. Le jeune médecin de garde, alerté par ses parents, diagnostiqua une insolation et laissa présager des complications effrayantes : méningite, paralysie, folie… Quand le soleil rentre dans la tête…
Aussi, lorsque Nicolas émergea de son coma, fut-il le centre de toutes les sollicitudes possibles et imaginables et toutes ses réactions furent-elle analysées avec une méticulosité de laboratoire. On nota que son premier mot, en revenant à lui avait été « Emmeline », mais on n’en eut jamais la moindre explication. Désormais, il lui fut interdit de sortir au soleil.
Il resta sagement à l’ombre pendant toute sa convalescence, jusqu’au jour où une affiche, posée sur le bureau de son père, attira son attention. C’était celle des nuits théâtrales. Parmi les quatre œuvres qui étaient au programme figurait « Le Marchand de Venise ». Or, le costume de l’homme qu’il avait vu au donjon correspondait assez bien à l’idée qu’il se faisait de la pièce.
Il insista auprès de ses parents pour assister à la première qui avait lieu le soir-même. Quoique surpris par l’insistance de leur fils, ils accédèrent à sa demande car la moindre contrariété pouvait être pernicieuse à sa santé.
Shakespeare était sans doute un génie. Qu’importe le génie ! Il allait sans doute revoir la belle jeune fille.
Il fut extrêmement déçu. Aucun des personnages ne ressemblait à ceux qu’il avait vus au château.
« La fille, tu ne l’as vue que cette fois-là ?
-Oui. Pourtant ce n’est pas faute de l’avoir cherchée. Je me suis procuré les photos de tous les comédiens, j’ai fait tout Bonadret en long et en large, je me suis renseigné sur tous les nouveaux résidents ; je suis même venu aux Ombras ; je suis allé voir toutes les maisons retapées par des étrangers. Des kilomètres à pied ou en vélo, je peux te dire que j’en ai fait. Je ne l’ai plus jamais vue jusqu’à aujourd’hui.
-Et encore rien ne dit que c’est elle. Après une insolation, quand le cerveau a bien bouilli, il doit rester plein de bulles.
-C’est elle, tu peux me croire. Mon souvenir a plus d’acuité que mes yeux.
-Tu n’as jamais essayé de rentrer dans le donjon ?
-Si, évidemment, mais bien plus tard. Entre temps, il a fallu passer un peu de temps aux études. J’ai grandi, j’ai fait du sport, je me suis intéressé à autre chose qu’à mes fantômes. Puis, je me suis passionné pour la spéléo. Tu en sais quelque chose puisque c’est toi qui m’y as initié.
Malgré le temps, j’avais toujours en moi l’image obsessionnelle de cette fille.
Un jour, j’ai pris mon attirail et je me suis glissé à mon poste d’enfant. C’était vraiment un jeu de descendre dans cette salle qui, subitement, me paraissait bien plus petite. Par plaisir, je m’agenouillai et soufflai sur le sol pour réveiller mon fantôme. Je ne soulevai qu’une poussière ordinaire. J’ai dû rire en pensant à mes douze ans. J’allai directement à la sortie voûtée avec l’intention de descendre. Eh bien! Crois-moi ou ne me crois pas, il manquait la plupart des marches. Il était absolument impossible de descendre. D’ailleurs, le genre de couloir qu’on devinait était obstrué par d’énormes blocs de pierres. Un rat aurait pu passer mais pas un homme, ni une fille, encore moins une vieille femme percluse de rhumatismes.
-Tu oublies que plusieurs années s’étaient passées. L’escalier avait largement le temps de s’écrouler.
-Il n’y avait aucune de ses marches parmi les pierres des décombres. Et pourtant, ils sont passés par-là tous les trois.
-Moi, j’ai une explication : Tardon aura pris les marches pour sa maison ou une maison qu’il loue, ou tout simplement pour les vendre. Il y a tellement de gens fortunés qui préfèrent ces pierres-là au marbre.
-J’y ai pensé aussi. J’ai fait mon enquête. Tardon n’a jamais mis les pieds dans ce donjon, « ce tombeau », comme il dit.
-On a pu le piller.
-Il aurait fallu percer ses murailles. Or, ce n’est pas le cas.
-Il y a sûrement un passage secret. C’était fréquent dans les châteaux.
-En tout cas, s’il y a un tel passage, il est vraiment secret. J’ai tâté toutes les pierres.
-J’ai encore une explication. Ces gens étaient des squatters ou alors des gens recherchés. Quand tu as éternué, ils ont forcément pris peur et ils ont foutu le camp. Après, ils sont revenus et ils ont pris les pierres pour gagner de quoi vivre. Ils ont rebouché le trou qu’ils avaient fait pour masquer leur passage. Ton Emmeline, si ça se trouve, elle vient de temps en temps en pèlerinage.
-Mais elle n’a pas changé d’un iota en vingt ans. Tu as une explication sans doute.
-Les liftings, évidemment Tu en vois qui ont des têtes traitées par des sorciers Jivaros mais, quand c’est réussi, tu ne sais plus si elles ont vingt ans ou quarante. Je le sais en connaissance de cause. A la douane j’en vois passer et je tombe sur le cul quand je compare leur silhouette et leur date de naissance. Elles paraissent plus jeunes que sur leur passeport.
-Toutes tes explications n’arrivent pas à me convaincre.
Je pars quatre ans et, dès que j’arrive, c’est la première femme que je vois, comme si elle m’attendait… Pas depuis quatre ans mais depuis toujours. Je ne sais plus combien de temps la Belle au bois dormant a dormi mais, à son réveil, elle n’avait pas vieilli. Emmeline, c’est pareil.
-Ta tête bat la breloque, mon Nico. Il doit y rester quelques rayons de soleil. Nous ne sommes pas dans un conte de fée.
-Je le sais bien. Peut-être sommes-nous victimes d’une hallucination. Va savoir ce qu’il y avait dans la pizza d’hier ou dans le café de ce matin…
-Ou dans ces espèces de sucreries que tu as apportées de tes îles. C’est encore plein de sorciers chez les Kanaks. Nous en avons avalé combien ? Ça pourrait expliquer pourquoi nous sommes les seuls à l’avoir vue.
-Pourquoi l’as-tu vue, toi ? Moi, ça se comprend : il y a si longtemps qu’elle me hante. Mais toi, tu ne pouvais pas la voir puisque tu ignorais son existence. J’ai toujours aimé les mystères, mais celui-ci me touche directement et me rend mal à l’aise. Il faudra absolument le résoudre. Gaffe au clodo ! »
Sale comme un peigne, un guenilleux titubait pour aller d’un bord à l’autre de la route à l’entrée de Bonadret. Guillaume pila. Le poivrot tourna vers eux sa tête boursouflée d’ivrogne. Les deux amis se regardèrent.
« Tu penses comme moi, fit Nicolas.
-Je crois que oui. C’est Casa, n’est-ce pas.
-Ça en a l’air. Eh bien ! Il a plu sur la marchandise. Quand on l’a connu et qu’on voit ce qu’il est devenu ! Déjà, quand je suis parti, il n’était pas très reluisant, mais là… »
Casa s’appelait en réalité Casarès. C’était un Pied Noir du Maroc. Il était arrivé inopinément avec ses parents quand ceux-ci, s’étaient retirés de l’import-export après quarante ans d’un travail très lucratif à Casablanca. Ils avaient acheté une grande propriété et y avaient adjoint un court de tennis et une piscine ce qui était le luxe absolu en milieu rural.
Au collège, Casarès était devenu aussitôt Casa autant à cause de son nom que de son origine. C’était un beau garçon brun, aux dents très blanches qu’il montrait tout le temps et à la musculature d’athlète qu’il mettait en valeur dans des tricots moulants.
Son teint, ses dents et surtout ses muscles constituèrent aussitôt trois armes d’une grande efficacité dans les entreprises de séduction qui constituent le loisir principal des adolescents. Comment lutter contre Apollon avec de l’acné de crapaud sur le visage, quatre poils duveteux sous le nez, des sourires d’idiots, des muscles de chiffe molle ?
On continuait à l’appeler Casa mais ce n’était plus en référence à Casarès ou Casablanca, mais à Casanova.
Ses succès auprès des filles furent nombreux mais, par bonheur, sans lendemain. Quand on change trop souvent de partenaire, les répudiées se liguent vite pour tailler un costard à l’étalon. L’Apollon qui montrait si volontiers ses muscles devint au bout de quelque temps un sujet de railleries chez la gent féminine et les garçons du cru recommencèrent à reprendre le terrain perdu avec leurs armes désuètes mais authentiques.
Comme Casa avait entre autres défauts celui d’être un cossard peu ordinaire, il vécut à la charge de ses parents puis continua à dilapider leurs biens après leur disparition. S’il avait des cals aux mains, il ne les devait pas au manche de la pelle ou à un quelconque outil, mais aux boules de pétanque qu’il ne lâchait que pour prendre les cartes. Et il ne lâchait celles-ci que pour prendre le verre de pastis. Souvent, il ne lâchait plus le verre de pastis que lorsqu’il lui tombait des mains.
On l’appelait toujours Casa. Aucune référence à Casarès, Casablanca ou Casanova de Seingalt. Non, c’était Casa … comme Casanis.
« Demande-lui s’il a vu passer ton Emmeline, fit Guillaume.
-Il en a probablement vu plusieurs. Dire qu’il avait le pain et le couteau !
-Tu ne vas pas le plaindre, maintenant. Il s’est assez moqué de nous quand il nous piquait les filles. Toi, il t’appelait « Trouduc » et moi « Moncon ». Tu as peut-être oublié. Pas moi.
Guillaume baissa la glace.
« -Eh ! Casa ! Tu n’aurais pas vu passer un cheval, par hasard ? »
Casa dévisagea son interlocuteur, le reconnut sans doute, haussa les épaules, s’assit sur le parapet et réfléchit un moment.
« Si, Moncon, mais ça fait plus d’une semaine…peut-être bien un mois. En tout cas, pas aujourd’hui. Moi, le temps, je ne l’ai jamais vu passer. Je ne sais même plus si c’était un cheval ou une mule… dans le fond, je me demande si je l’ai vraiment vu. Et puis, je m’en fous.
-Laisse tomber, fit Nicolas qui en avait par-dessus la tête de ce voyage. Qu’il l’ait vu ou qu’il ne l’ait pas vu, en quoi ça nous avance ? Je rêve d’un bon bain dans une eau tiède et mousseuse. »
Guillaume déposa Nicolas devant la porte de la maison paternelle et rejoignit la villa qu’il louait à des curistes mais dont il s’était réservé le sous-sol.
Nicolas trouva porte de bois. Comme depuis des années, la clef de secours était accrochée dans le nichoir à oiseau. Celui-ci, vestige d’une époque passionnelle consacrée à la sauvegarde du monde ailé, était investi tous les printemps par un couple de mésanges charbonnières et souvent, l’été, par les guêpes.
Il pénétra dans la maison silencieuse qui sentait la cire d’abeille. Tout était parfaitement en ordre. Nicolas retrouva avec plaisir cette ambiance empreinte de toute la rigueur paternelle. Il entendait encore son père psalmodier un principe sacro-saint : « Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place. » Lui était à l’opposé de tout cela. Il était brouillon, désordonné. Sa chambre, son bureau étaient de véritables capharnaüms. S’il effectuait quelques rangements, c’était par crise. Alors, il classait tout avec méthode, il alignait ses livres comme des sections militaires, il briquait ses moindres bibelots, il taillait tous ses crayons, il répertoriait tous ses documents, il inventoriait tous ses tiroirs. La satisfaction du devoir accompli passée, il retombait vite dans ses travers. On ne redresse pas le chêne qui veut pousser tordu.
Il alla directement à sa chambre de garçon où il discerna immédiatement le passage récent de Marie, la femme de ménage que son père employait trois fois par semaine depuis son veuvage. Ça sentait le propre. Son père n’avait rien changé. Elle était telle qu’il l’avait laissée quatre ans plus tôt, mais le portrait d’Emmeline avait disparu.
Il jeta ses bagages dans un coin et s’affala sur son lit, épuisé. Il sombra aussitôt dans un profond sommeil car il ne sentit même pas le frôlement affectueux du chat contre sa main pendante.
Lorsqu’il en émergea, il faisait nuit. Une conversation lui parvint du salon. Il y reconnut la voix rugueuse de son père coupée par celle d’une femme volubile qu’il reconnut aussitôt pour être celle de Lucienne, l’ancienne maîtresse d’école. Il n’avait pas été son élève, mais c’est elle qui l’avait initié à la recherche historique et qui lui avait mis en main, pour la première fois, des documents vieux de plusieurs siècles. Quoique amie de la famille, elle n’était pas assez intime pour passer la soirée en tête-à-tête avec son père. Enfin, quatre ans auparavant, c’était le cas. De là à imaginer une relation plus poussée, il n’y avait qu’un pas que Nicolas s’empressa de franchir ? Après tout, son père n’était pas encore un vieillard au rancart.
Il passa par la salle de bain pour se faire une figure présentable et descendit l’escalier de bois qui, craquant sous ses pas, annonça son arrivée.
Lucienne et son père étaient effectivement au salon mais, assis dans des fauteuils de part et d’autre de la table basse, leur attitude n’avait rien d’équivoque. Ils se levèrent en voyant Nicolas. Son père s’avança, les bras grand ouverts, le visage illuminé.
« Mon fils, mon Nico ! Tu es encore plus bronzé que sur les photos. Mais, tu as encore grandi !
-P’pa, je n’ai plus pris un centimètre depuis mes quinze ans.
-Alors, c’est que j’ai rapetissé. Je dois commencer à me tasser.
-Pas du tout, p’pa. Tu es droit comme un i et en meilleure forme que sur ton dernier envoi.
-Lucienne, nous nous envoyons régulièrement des photos, des e-mails. Internet, je ne voulais pas en entendre parler, mais je dois reconnaître que c’est une invention géniale. Tu peux être n’importe où, de l’autre côté de la planète, et en quelques minutes, tu reçois les nouvelles, les photos, les films. Quand la poste met, dans le meilleur des cas, vingt-quatre heures entre l’expéditeur et le correspondant, tu as le temps, grâce à Internet, de faire plus de cents allers et retours entre Bonadret et Nouméa. Il est parti depuis quatre ans. Je devrais pleurer d’émotion en le revoyant, lui dire combien il m’a manqué. Eh bien non, ça me fait seulement un grand plaisir de le voir en chair et en os, pas plus. Et lui, je suis sûr que ça lui fait la même chose. En quatre ans, j’ai plus communiqué avec mon fils que pendant les vingt années précédentes. Je le retrouve, je suis content, sans plus. Ce que je vous dis, c’est la vérité. »
Paul Charansol s’essuya quelques larmes qui avaient coulé le long de ses joues, ce qui fit sourire Lucienne
-Je n’en doute pas du tout, monsieur le Maire.
-On est loin de la lettre de Marius, celle que César fait lire à Fanny, n’est-ce pas. Nicolas, je te présente Lucienne, notre archiviste et historienne.
-P’pa, ça fait bientôt trente ans que je la connais ! C’est même un peu grâce à elle que je suis devenu prof d’histoire.
-C’est vrai. Je déraille. C’est l’émotion. Pour ce qui est de l’émotion, Internet zéro. Viens mon petit, viens à la lumière que je te voie comme il faut. »
Lucienne se leva et jugea bon de s’éclipser car le père et le fils avaient des choses à se dire. En partant, elle laissa un dossier à côté de la lampe vieillotte qui trônait sur un guéridon.
«J’ai fait ce que j’ai pu, fit-elle en sortant. Vous verrez. Je me demande d’où provient un tel document. Peut-être un trésor d’église ou de monastère… ou un héritage nobiliaire. »
Le père et le fils avaient effectivement des choses à se dire. Ils y passèrent toute la soirée.
Ayant actualisé leurs connaissances réciproques sur les évènements familiaux, locaux, régionaux, nationaux, internationaux, ils s’embrassèrent une dernière fois avant de gagner leurs chambres.
« Au fait, mon dessin, qu’est-ce que tu en as fait ?
-La fille ? Il est toujours punaisé dans ta chambre, exactement où tu l’as laissé.
-Il n’y est plus.
-Ma foi, je ne sais pas. Je ne vais jamais dans ta chambre parce que ça me donne le cralin-crala. Marie l’aura rangé dans un tiroir.
-Tu ne crois pas qu’elle en fait un peu trop ?
-Depuis le temps, c’est un peu sa maison : il lui arrive de prendre des initiatives. Cherche un peu. Il ne doit pas être loin. »
Nicolas se pencha pour éteindre la lampe du salon.
« Qu’est-ce que c’est ce dossier ? demanda-t-il en le rangeant machinalement sur le bahut.
-Une histoire de fou. Un prétendu héritier des seigneurs de Bonadret voudrait restaurer le château.
-Mais il appartient à Tardon !
-Justement. Une histoire de fou, te dis-je.
-Je peux y jeter un coup d’œil ?
-Si ça t’amuse. Tu perdrais moins de temps en allant dormir.
-J’ai déjà fait ma nuit.
-Comme tu veux. Bonne nuit, mon petit. Pense à éteindre la montée d’escalier quand tu iras te coucher. »
Nicolas éclaira à nouveau la lampe et prit le dossier. Dans son mouvement, un objet en tomba et roula sous la table basse. Il le ramassa. C’était une médaille en bronze. Il la posa sur le guéridon et fut frappé de stupéfaction. Ce profil de jeune fille dont le relief brillait sous la lampe n’était autre que celui d’Emmeline.
Comme son père était encore à la salle de bain, il lui cria :
« Et la médaille ?
-Quelle médaille ? fit Paul qui sortait de la douche.
-Celle-ci, fit Nicolas en lui montrant l’objet.
-Ma foi, je ne l’ai jamais vue. Où était-elle ?
-Avec le dossier.
-Alors, elle est à Lucienne. C’est de l’or ?
-Non, du bronze.
-Alors, ça peut attendre. Elle n’en a pas besoin pour dormir. »
Justement si, elle en avait besoin. On frappa à la porte. Nicolas alla ouvrir. C’était Lucienne avec une lampe torche.
-Excuse-moi. Tu vas me prendre pour une folle, mais je cherche un objet que Joseph m’a confié. Je l’avais en partant de chez moi et je ne l’avais plus en y revenant. J’ai refait tout mon parcours avec ma lampe. Si je l’avais tombé, j’aurais dû le retrouver vu qu’il ne passe plus un chat à cette heure. Aucune trace. Alors, il ne peut être que chez vous. J’étais assise là. Permets que je regarde sous le coussin. »
Sans laisser le moindre espace dans sa logorrhée, elle souleva tous les coussins, se mit à quatre pattes pour regarder sous les fauteuils, souleva le tapis.
« Serait-ce ceci par hasard ? glissa Nicolas dans l’interstice de deux phrases.
-Ma médaille ! Tu aurais pu me le dire tout de suite. Je n’ai plus l’âge de faire cette gymnastique.
-Vous dites que c’est Joseph qui l’avait ? Joseph Hugues, l’illuminé ? Il est toujours en vie ?
-Un peu plus tordu mais toujours vert. Oui, il l’a trouvée. Comme elle m’a semblé très ancienne, je lui ai dit que j’allais la faire expertiser. C’est ce que j’ai fait. Je me lance toujours dans des histoires pas possibles. J’ai dû faire plus de cent kilomètres pour faire le tour des numismates que je connais. Ils pensent tous qu’elle date du début du XIIIe siècle.
-Ce n’est pas sorcier. Il y a une date : 1232. Ce n’était pas la peine de faire cent kilomètres.
-Je sais. Mais je voulais surtout avoir leur avis sur sa facture. C’est un vrai travail d’artiste, ne trouves-tu pas ? Et puis, c’est tout de même mystérieux : un bronze qui a longtemps séjourné en terre est couvert de vert-de-gris. Celui-ci est lustré, brillant comme s’il était entretenu. C’est donc quelqu’un qui l’a perdu récemment.
-Bonadret ne manque pas de visiteurs.
-Je sais. Mais comme c’est un bronze rare, son ou sa propriétaire ne manquera pas de le chercher. Il faudrait peut-être afficher un mot à la mairie.
-Ou le déposer à la police municipale, ma chère Lucienne, intervint Paul qui commençait à être gagné par le sommeil.
-Joseph ne veut pas en entendre parler.
-Joseph est un anarchiste.
-Sans doute, mais nous avons fait la pache. Je ne peux plus revenir dessus. Bon ! Si, de votre côté, vous entendez parler d’une Emmeline, prévenez-moi.
-Moi, je la connais. Je l’ai vue hier en arrivant aux Ombras, fit Nicolas.
-Alors, basta ! Si elle est des Ombras, qu’elle aille se faire voir.
-Vous ne devriez pas être autant sectaire, fit Paul. Ma secrétaire est des Ombras, elle est parfaite.
-Ça ne doit pas être une pur sucre. Les gens des Ombras ont toujours cherché à nuire à Bonadret. Je le sais. Tous les documents que j’ai aux archives l’attestent catégoriquement.
-Ma chère Lucienne, tous ces documents ont été écrits par des gens de Bonadret. Ce ne sont pas des modèles d’impartialité.
-De tous temps, ils nous ont volés. Il y a même le procès-verbal d’un commissaire public où il est dit qu’on a surpris plusieurs individus des Ombras en train d’emporter, en pleine nuit, des pierres du château sur des chariots.
-C’était quand ?
-Au moment de la Révolution, après qu’il ait brûlé.
-C’est vieux. Ça devait leur faire plaisir, à l’époque, de s’en prendre à l’Ancien Régime. Les gens de Bonadret ont dû se servir aussi.
-Les pierres de Bonadret, n’avaient rien à faire aux Ombras, un point c’est tout. »
Nicolas était amusé par le chauvinisme intransigeant de l’archiviste. Soupe au lait, il l’avait connue, soupe au lait, elle était toujours.
« J’ai dit que je l’avais vue aux Ombras. Je n’ai pas dit qu’elle est des Ombras. D’ailleurs, elle était à cheval et elle s’est dirigée vers Bonadret.
-Par la route ?
-Non, par la falaise.
-Alors, tu l’as rêvée mais tu ne l’as pas vue. Le dernier qui est passé par-là, c’est le chien d’Albert. Il était au cul d’un chevreuil. On a trouvé les deux en bas, éclatés comme des figues mûres.
-Je suis bien de l’avis de Lucienne, intervint Paul. Seuls les vautours ont assez de place pour s’y poser. Allez, va, tu ferais bien d’aller te coucher. »
Nicolas regrettait d’avoir parlé. Il dit bonsoir à Lucienne et monta à sa chambre comme un enfant obéissant. Paul raccompagna Lucienne jusqu’au portillon du jardin.
« Vous savez, Lucienne, il n’y a pas plus intelligent que mon fils. Cependant, par moments, je me demande s’il n’a pas des séquelles de son insolation. C’est comme si un feu se réveillait. Vous croyez que c’est possible tant d’années après ?
-Je ne suis pas une spécialiste, Monsieur le Maire.
-A son âge, je ne peux pas lui dire de mettre sa casquette chaque fois qu’il sort…
-Mais vous lui dites tout de même d’aller se coucher.
-Ce n’est pas pareil. Il a tout le décalage horaire à éponger. Allez, bonne nuit. Vous n’avez pas oublié la médaille au moins.
-Oh non ! Je la tiens serrée. Bonne nuit, Monsieur le Maire. »
Lucienne partit en suivant le faisceau de sa lampe car le nouvel éclairage public n’était pas encore installé dans la rue du maire.

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