LEO REYRE
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 LES ERRANTS 3

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Leo REYRE
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Leo REYRE


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MessageSujet: LES ERRANTS 3   LES ERRANTS 3 I_icon_minitimeLun 2 Aoû - 11:10

On la retrouva au petit matin, endormie sur le banc devant sa maison. On la secoua pour la réveiller mais elle tarda à reprendre ses esprits comme si elle avait été sous l’emprise d’une drogue, d’un puissant narcotique… ou d’un hallucinogène.
En effet, elle prétendit avoir été environnée d’une nuée de personnes étranges, des hommes, des femmes, des vieillards, des enfants habillés comme pour le Mardi Gras…La cour des Miracles ! Un grand échalas déglingué avait dansé une sorte de gigue devant elle en faisant des moulinets avec ses bras de gibbons. Sans un bruit, sans une parole, ils avaient marché, marché, marché autour d’elles jusqu’à ce qu’elle tombe, étourdie par le tourbillon. Elle avait senti qu’on lui ouvrait la main sans qu’elle pût résister. Puis les gens avaient disparu et, comme anesthésiée, elle s’était endormie.
Son mari, qu’elle avait cantonné dans une chambre du second étage parce qu’elle ne supportait plus de l’entendre ronfler, était parti à la chasse avant l’aube en passant par la porte de derrière qui donne sur le clos des chiens. Il ne s’était pas aperçu de son absence.
La médaille avait disparu.
Evidemment, on ne crut aucune de ses paroles que l’on attribua unanimement aux effets d’un malaise. Le seul à ne pas les mettre en doute fut Joseph qu’elle vit au lavoir où il avait coutume de se raser et faire ses ablutions. Elle lui raconta sa mésaventure en long et en large et s’excusa de la disparition de la médaille.
« Pas de doute. Les mêmes que j’ai vus l’autre nuit, les dromomanes. Ici, quand c’est Joseph qui le dit, ça fait rigoler mais là-haut, chez les pontes du Conseil Constitutionnel, ils font la gueule quand j’en parle. La malamagno ! ( le péril ). On va tous y passer et le maire en premier. Les dromomanes vont nous bouffer.
-Les dromomanes ?
-Pardi ! Ils marchent, ils cavalent, ils ne disent rien. Quand ils vous passent à côté, vous sentez leurs mains froides qui vous frôlent. Ça donne la chair de poule. A Montfévier, à l’asile, il y en a plein le parc.
-Le plus malheureux, c’est la médaille.
-La ferraille même en bronze, ce n’est pas une fortune. Ils l’ont perdue, ils l’ont retrouvée. Si ça pouvait les calmer et qu’ils aillent vadrouiller du côté des Ombras, ça serait un répit. Mais je n’y crois pas beaucoup. Quand les termites ont choisi un endroit, ils s’y tiennent.
-Je vais tout de même voir un neurologue. Ce qui m’est arrivé cette nuit, c’est peut-être un AVC.
-Un AVC ? Qu’est-ce que c’est, ce bestiari ?
-Un accident vasculaire cérébral. Une hémorragie cérébrale, si vous voulez.
-Un coup de sang, quoi. Vous, les instruits, vous ne savez plus parler comme les gens.
-Vous, avec vos dromomanes , vous pouvez parler! »




La première chose que Nicolas fit en sortant de chez lui fut de se diriger vers le château. C’était une sorte de pèlerinage que l’apparition de la veille avait rendu indispensable. Une force intérieure le poussait vers ce lieu.
Quatre années n’avaient pas modifié le paysage mais la violence de l’orage de la veille avait laissé des traces. Le chemin était raviné. Dans les vignes pentues, la terre ameublie par de récents griffonnages avait été emportée laissant le sol décharné et, par endroits, les racines et la roche apparentes. Les peupliers qui bordaient un verger d’abricotiers avaient poussé leur zèle tutélaire jusqu’au sacrifice suprême. Certains étaient rompus à mi-hauteur, d’autres étaient carrément couchés.
Il croisa quelques paysans désolés. Ils lui parlèrent, les larmes aux yeux, de la tempête du siècle qui, après les méventes de l’essence de lavande, du vin et des abricots, allait les mettre sur la paille. La faute aux Chinois, aux commissions européennes, à la mondialisation, aux délocalisations, aux dirigeants carriéristes et cupides, à l’immunité parlementaire, au Cac’40, aux privatisations, à la fuite des capitaux, aux parachutes dorés, au bouclier fiscal, à la flambée des prix, à l’immigration clandestine, au dérèglement climatique, à la déforestation, au relâchement des mœurs, à l’intolérance, au communautarisme, à l’indifférence, à l’égoïsme…La liste des récriminations n’était pas exhaustive. Quand il s’agit de se plaindre, chacun trouve des raisons.
Comme il faisait un temps splendide, Nicolas avait de la difficulté à les suivre dans leur vision cataclysmique du présent et de l’avenir. Après son immersion prolongée dans la sereine philosophie kanake, les jérémiades de ses concitoyens lui paraissaient d’une futilité surréaliste. Néanmoins, la pérennité de cette pure tradition locale était plutôt rassurante.
Des orages, il y en avait fréquemment à cette époque de l’année et l’on n’était plus au temps où il fallait remonter la terre avec des seaux et des traînes. Quelques journées de pelle mécanique, quelques remorques et les cicatrices seraient fermées.
Au pied de l’escarpement qui protège l’accès au château, il reconnut les tas de pierres qui lui servaient, jadis, de repères. La végétation rupestre à croissance lente n’avait pas changé et il fut aux abords des douves comme si le temps n’avait rien altéré.
Le sureau sous lequel il aimait se reposer en guettant les mésanges était toujours à sa place. Il était peut-être un peu plus touffu qu’autrefois et montrait pas mal de bois mort mais il était toujours peuplé d’oiseaux.
Par contre le donjon si haut dans ses souvenirs, lui parut de taille modeste.
Il descendit dans la douve. En levant les yeux, il remarqua les jambes d’un cheval à l’attache dans l’ombre d’un chêne. Le feuillage bas avait masqué cette présence. Il remonta sur la berme et s’approcha de lui en contournant le massif de ronces et d’églantiers. Le cheval renâcla et tapa du pied bien avant de le voir.
« Tout doux, l’ami ! fit Nicolas d’une voix rassurante.
L’animal sortit sa tête du feuillage et dévisagea l’intrus. Nicolas lui caressa le chanfrein. Le cheval accepta la caresse.
« Ton maître a eu tort de te laisser à l’ombre. Tu es en sueur. Rien n’est pire qu’un refroidissement. »
En fait, le cheval était une jument. Il la détacha et l’amena au soleil.
« Viens, ma belle, viens au chaud. »
Machinalement, il arracha une touffe d’herbe sèche et commença à la panser.
C’était une splendide jument louvette. Louvette ? Comme celle qu’il avait vue la veille. Aussitôt, il pensa à Emmeline et, persuadé qu’il allait enfin la voir, scruta les alentours. Tout était parfaitement calme. Il prit la sente des blaireaux qui faisait le tour des ruines mais il ne décela âme qui vive. La jument était toujours là. Il décida donc d’attendre en sa compagnie, le dos calé au tronc rugueux d’un chêne.
Il attendit longtemps, exalté comme un enfant qui attend le Père Noël les yeux écarquillés dans la nuit pour ne pas manquer son passage. Comme un enfant qui attend trop longtemps, il finit par s’assoupir. Lorsqu’il prit conscience qu’il allait vraiment s’endormir, il rouvrit les yeux dans un sursaut. La jument n’était plus là. Il courut à la lisière de l’escarpement d’où il pouvait embrasser tout le paysage.
Il l’aperçut avec sa cavalière au-delà des derniers ségalas. Elle montait au trot en direction de la crête qui lui était si familière mais qui lui semblait inexplicablement différente de ses souvenirs. Arrivés au sommet, elle s’y arrêta un instant puis, sans le moindre élan, Elle sauta dans le vide.
Nicolas ne put réprimer un cri douloureux.
De l’autre côté il n’y avait qu’une falaise abrupte colonisée par les vautours.
Peut-être avait-il mal apprécié la distance ? Ce qu’il avait pris pour un saut dans le vide n’était peut-être qu’un bond dans un lapiaz du plateau.
La gorge nouée, il revint sur ses pas. Il était encore au bord des douves lorsqu’il entendit une conversation et des rires qui provenaient de l’escarpement. Un homme et une femme montaient au château. Il reconnut la voix rauque de son père mais le rire de la femme lui était inconnu. Il se sentit coupable d’être où il n’aurait pas dû être mais, en même temps, tenté d’en savoir plus. Alors, il s’adossa au tronc du chêne où le cheval avait été attaché et se fondit ainsi dans le paysage.
Il vit son père tenir par la main une jeune femme pour lui faire franchir les derniers obstacles.
« Ça n’a rien de rare. Voyez par vous-même. C’est un tas de pierres.
-Oui, mais on a une vue magnifique.
-La peine dépasse le plaisir. Dire que nous y étions toujours pendus quand nous étions jeunes ! Fallait-il être inconscients.
Venez. Passons ce fossé qui devait constituer les douves et je vous montrerai quelque chose. »
Paul aida la jeune femme à descendre entre un sureau et un énorme églantier couvert de fleurs.
De l’autre côté se trouvait une aire formée d’une dalle rocheuse craquelée de fines fêlures.
« Cet endroit devait être la basse-cour du château. Si nous étions au mois d’août et s’il faisait nuit, nous y verrions un phénomène étrange : des feux-follets courent le long de ces petites fentes. Les anciens disaient que c’étaient les âmes des morts. Nous y venions de temps en temps, à la fraîche.
-Savez-vous comment s’appelle un tel lieu, monsieur le maire ? Une foletière. Etrange, n’est-ce pas.
C’est cette ruine que notre Tancrède veut reconstruire ? Je lui souhaite bien du plaisir.
-Vous voyez bien qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Oublions un peu notre Tancrède et profitons du moment.
Venez avec moi. Je vais vous montrer le trésor de Bonadret : notre panorama. Il faut aller vers les rochers. »
Paul conduisit la jeune femme vers le bord de l’escarpement. Ils repassèrent à proximité de Nicolas
« Admirez. D’ici, la vue sur Bonadret est imprenable.
-Et les Ombras ?
-C’est sous la falaise, en contre-bas. Vous voyez la rivière. Vous voyez l’endroit où elle saute dans le vide. Eh bien, les Ombras sont juste au-dessous.
-Tenez-moi, j’ai le vertige, » fit la jeune femme.
Comme prise d’un malaise, elle s’agrippa à la manche de Paul.
« Tenez-moi, je tombe ! »
Paul serra la jeune femme contre lui dans un geste protecteur. Sans doute le comprit-elle différemment. Elle resta un long moment le visage contre son torse, sans prononcer une parole.
« Si Tardon a pris ses jumelles, il va en faire ses choux gras, fit Paul en l’écartant un peu.
-Pourquoi ?
-Imaginez un peu : le maire et sa secrétaire dans les bras l’un de l’autre !
-Nous ne faisons rien de mal.
-Oui, mais, de loin, c’est plutôt équivoque, ne croyez-vous pas ? »
Ainsi, c’était la secrétaire, cette femme qui avait un si beau rire et qui craignait le vertige. Sacré papa !
« Voilà, vous pourrez dire, désormais que vous connaissez tout de Bonadret. Ils sont rares, aux Ombras, ceux qui peuvent en dire autant. Maintenant, il est temps de descendre car nous allons avoir le lamento de tous ceux qui ont eu des dégâts. »
Paul fit un dernier tour d’horizon avec la satisfaction d’un propriétaire.
« C’est beau, n’est-ce pas.
Un jour, je vous mènerai là-haut, à la cime. Je vous ferai voir Milan, un châtaignier millénaire, une curiosité.
-Millénaire ?
-Je n’ai pas son acte de naissance, mais ceux des Eaux et Forêts pensent qu’il a à peu près mille ans. Ici, on l’a toujours appelé Milan. C’est un personnage du pays. Il est énorme. Tenez, on le voit d’ici. »
Paul pointa son index dans la direction où il savait trouver le phénomène.
« Zut ! Il n’y est plus ! Avant-hier, j’en suis sûr, il y était encore : Je l’ai montré à des Belges qui cherchaient un but à leur randonnée. Ça alors ! La tempête a dû l’arracher. Joseph a claironné dans tout Bonadret qu’il avait vu une tornade qui parcourait les hauteurs du plateau, qu’il avait même vu un arbre énorme soulevé et emporté comme un fétu de paille… Cependant, comme il a ajouté que c’était le doigt de Dieu qui désignait les impies, que la fin de Bonadret était proche, que le maire n’avait qu’à bien se tenir, personne ne l’a cru.
Ça, c’est une grande perte pour la commune. Croyez-vous qu’une tornade peut arracher un arbre millénaire ? Un arbre de cet âge a des racines profondes, millénaires elles aussi. Allez, Martine, redescendons. Il faudra que j’aille voir cela de près. »
D’où il se trouvait, Nicolas ne pouvait pas voir le plateau mais il connaissait toutes les branches de ce grand châtaignier pour les avoir escaladées des centaines de fois. Son tronc creux lui avait souvent servi de cachette pour guetter le passage des oiseaux migrateurs.
Le châtaignier, c’était là-haut, non loin de la crête, juste à l’endroit où il avait vu Emmeline et sa jument sauter dans le vide. Cette absence dans le paysage ne lui avait pas sauté aux yeux mais son subconscient avait noté comme une non-conformité avec ses souvenirs.
A ce moment-là, il constata un fait totalement illogique.
Une jument à l’attache piétine. Or le sol ne portait aucune trace, aucune pierre n’était éraillée par le fer des sabots, aucune herbe n’était écrasée. L’écorce du tronc, à l’emplacement du licol, ne comportait aucune éraflure. Il chercha autour. Aucune empreinte de sabot ne témoignait du moindre passage. C’était extrêmement bizarre.
Il redescendit vers Bonadret déçu et troublé. Comme il arrivait à l’intersection des chemins de l’Osche et de la Brande, il vit Guillaume qui arrivait des falaises et il l’attendit.
« Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, fit Guillaume en l’abordant. J’ai eu beau tourner ma cervelle dans tous les sens, je ne m’explique pas ton Emmeline.
Je viens de la pierre des chamois. Les vautours s’y chauffaient les plumes. Ils se sont envolés alors que j’étais bien à trois cents mètres d’eux. Pourtant, je ne faisais pas de bruit. Elle, elle les avait à ses pieds et ils n’étaient même pas effrayés.
Ça, ce n’est rien. Mais imagine-toi que je n’ai pas vu une seule trace de sabot. Avant la pierre, c’est une espèce de gravette fine. Une souris y laisserait ses empreintes. Là, rien. C’est comme si elle était arrivée par les airs. Pourtant, ce cheval, tu l’as vu comme moi : ce n’est pas Pégase.
-Je l’ai vu tout à l’heure. Je l’ai même caressé.
-Pas possible !
-C’est comme je te le dis. Il était là-haut, au château.
-Et elle ?
- Elle n’y était pas. Je ne l’ai pas vue.
-Pourtant, tu l’avais belle. Tu aurais pu l’attendre.
-Qu’est-ce que tu crois que j’ai fait ? Seulement, j’ai eu comme un étourdissement. Quelques secondes seulement. Quand j’ai rouvert les yeux, ils avaient foutu le camp.
-A mon avis, tu as rêvé.
-Oh non ! Je les ai vus de loin. Ils montaient vers la crête. Au fait, tu as remarqué que Milan a déménagé ?
-Ah ça ! Comment est-ce possible ? s’étonna Guillaume en constatant le fait. Après tout, ce n’était qu’un arbre.
Et après qu’est-ce qu’ils ont fait ?
-Ils ont sauté.
-Là, je suis sûr que tu as eu une hallucination. C’est un à-pic d’au moins deux cents mètres. Je serais curieux de voir ça de près.
Au fait, tu sais que Lucienne a pété les plombs ?
-Elle était chez nous hier soir.
-Qu’est-ce que ça change ? Je te dis qu’elle a pété les plombs. On l’a trouvée sur le banc, devant chez elle. Elle affirmait que des espèces de traîne-savates l’avaient agressée. Cent, deux cents, une nuée, paraît-il. Elle a pris le mal de Joseph.
-J’ai peine à te croire. On l’a enfermée?
-Non. Le docteur lui a donné des calmants.
-Alors, ce n’est pas très grave.
-Tout de même, une érudite comme elle, ça fait drôle.
Tu sais ce que j’ai envie de faire ? J’ai envie d’aller voir là-haut.
-Moi aussi. On prend un sandwich en passant et on y va. »
Les deux amis se retrouvèrent un quart d’heure plus tard à l’oratoire, édicule de piété, à l’embranchement des deux chemins de randonnée qui parcourent le plateau de Bonadret.
De l’eau cascadait encore entre les cailloux du dévers mais elle avait déposé dans les flaches d’amont tout sa curure et coulait limpide.
« Ça fait combien d’années que nous ne sommes plus passés par-là ? demanda Guillaume.
-Une éternité, fit Nicolas. C’est fou comme le temps passe vite. »
Le chemin des promeneurs suivait la pente la plus faible et partait baguenauder dans les herbages déverdissants embarrassés de pins sombres et de grands fayards rescapés de lointains abattages. Alors, ils coupèrent en ligne droite vers la crête. C’était plus rocailleux, c’était barré de cades et de genévriers, c’était coupé de failles, c’était encombré d’éboulis mais c’était tellement plus intéressant.
Très haut dans le ciel lacéré de traînées d’avions, des vautours se laissaient porter par les courants ascendants.
«Quelle chance ils ont ! Il faudra bien, un de ces jours, reprendre nos ailes », fit Guillaume en admirant leurs spirales légères.
Tous deux retrouvaient avec une nostalgie et une exaltation indicibles leur territoire d’adolescents.
Ils auraient pu se réjouir en se remémorant telles ou telles mésaventures qu’ils avaient vécues en ces lieux mais l’un et l’autre étaient si obnubilés par leur quête d’Emmeline qu’ils déprisaient systématiquement l’émersion fortuite du moindre souvenir.
Ils se trouvèrent bientôt sur le bord d’un cratère d’une dizaine de mètres de diamètre.Tout autour, le sol avait été soulevé et formait une sorte de bourrelet. Des racines déchirées s’étaient arc-boutées entre des blocs de roches jusqu’à la rupture. Leurs moignons distendus témoignaient de leur sacrifice et de la force colossale qui les avaient fait céder.
« C’est inimaginable, fit Guillaume en regardant aux abords du trou. Volatilisé ! Qui pourrait imaginer qu’avant ce trou, il y avait, là, un châtaignier millénaire ? Ça dépasse l’entendement.
-Il a dû être précipité dans le vide. La falaise n’est pas loin. »
Ils coururent jusqu’au bord de l’à-pic et cherchèrent en vain l’arbre dans le fond.
« Ils devaient peser plusieurs tonnes. Une tornade, ce n’est que de l’air qui se déplace. Même extrêmement puissante, il lui faut avoir le temps d’arracher l’arbre qui n’est pas une dent de sagesse, il lui faut ensuite le soulever et ce n’est pas un édredon de duvet, il lui faut enfin le transporter haut et loin.
-En Amérique, on en voit qui soulèvent des trains.
-Tu sais bien que les Américains sont les plus forts du monde. Tiens, regarde où il est allé se fourrer. »
Guillaume montra à Nicolas une dalle rocheuse à deux cents mètres en contre-bas. Le châtaignier y avait été déposé comme un santon à la crèche, droit et bien en évidence.
« Encore une bizarrerie de la nature, fit-il avant de constater que Nicolas se désintéressait totalement du châtaignier.
Nicolas était à genou et scrutait le fond du cratère. L’eau qui avait ruisselé sur ses bords semblait s’être engouffrée dans un orifice qu’elle avait un peu dégagé.
« Chut ! Ecoute. Tu n’entends rien ? On dirait comme un léger souffle.
-C’est peut-être ton Emmeline et son canasson qui sont passés par-là.
-Déconne pas. Tu entends oui ou non ?
-J’entends. Ça siffle…un peu comme une bouteille qui fuse.
-Tu sais ce que ça signifie ?
-Ça signifie que ça va profond et que…
-…et que nous venons de découvrir un nouveau boyau. Demain, nous revenons avec notre attirail et nous descendons.
-Tu es dingue, mon pauvre Nico. Un blaireau ne passerait pas dans cet orifice.
-Nous l’agrandirons.
-Avec quoi ? Nos opinels ou de la dynamite ? Tu commences à me faire regretter les plages de la Côte bleue.
-Je ne sais pas encore comment mais nous l’agrandirons. Si ça se trouve, il n’y a que quelques blocs à déplacer. Ecoute comme ça souffle. Ça doit vite s’élargir. »
Nicolas se laissa glisser au fond du cratère et tendit l’oreille. Puis il déplaça sa main au-dessus de l’orifice.
« Un sacré tirage. Ça vient de très loin. »
Il arracha une pierre et la laissa tomber. Il l’entendit choquer les parois pendant un très court instant. Un rapide calcul mental et il annonça :
« C’est d’abord un puits d’une quarantaine de mètres. Après, il doit y avoir un boyau oblique.
-Ou alors, il n’y a plus rien. C’est un trou, un trou bouché au fond.
-Et le souffle. Si c’était bouché, ça ne soufflerait pas.
-Ce n’est peut-être qu’une fleurine. C’est bon pour affiner le roquefort mais, en dehors des chauves-souris, rien n’y passe.
-Tu viens de dire deux mots importants : fleurine et chauve-souris. Une fleurine, c’est une faille qui laisse passer de l’air pour les cavités naturelles qui se trouvent dans les profondeurs et une chauve-souris, ça ne vit pas dans un trou de souris ; ça s’accroche aux voûtes. Je te fais le pari qu’il y a une salle là dessous.
-On n’a pas encore vu une chauve-souris et il n’y en aura pas. Pourquoi voudrais-tu que des pipistrelles passent par ce conduit qui n’existait pas avant la tempête ?
-Parce que leur sortie habituelle est momentanément impraticable. Et là, sais-tu à quoi je pense ? A l’œil de Caïn, ce trou au milieu de la falaise. Souviens-toi. Un jour, nous l’avons exploré.
-Je m’en souviens. C’est même nous qui l’avons baptisé ainsi parce qu’il est toujours ouvert sur les turpitudes de ceux des Ombras. Nous étions descendus en rappel et nous avions eu de sérieux problèmes pour remonter.
-L’œil de Caïn, c’est un trou qui coule après les orages. Il y a même des dépôts de calcite qui prouvent qu’à une époque c’était une véritable source. Au fond du trou, il faut se glisser sous la roche et remonter de l’autre côté.
-C’était vachement étroit. N’est-ce pas un crâne humain que nous avions trouvé coincé dans le siphon ?
-Si. Il datait de la préhistoire. Lucienne avait été formelle. Il est dans une vitrine à la maison de Pays. Tu parles d’un attrait pour les touristes. Sur le moment j’avais pensé que nous allions découvrir un second Lascaux.
-De ce côté-là, c’est raté. Souviens-toi : c’est plus large derrière : on y avance à quatre pattes. Quelques mètres après, on débouche dans une grande cavité. Je te parie que ce trou, là-dessous, communique avec cette salle. C’est plus que probable parce que l’œil de Caïn n’est pas loin. Si tu suis mon raisonnement, tu dois comprendre que, le siphon étant obstrué par l’eau, les chauves-souris vont forcément passer par notre trou.
-C’est une théorie intéressante mais ça reste une théorie. Moi, je n’ai toujours pas vu de chauves-souris.
-Parce qu’il fait jour. Attendons une petite heure et je te fais le pari qu’on en verra sortir un vol.
-Tu fais beaucoup de paris, Nico. Tu n’as pas peur de te trouver sur la paille ? C’est vrai qu’en pariant des clopinettes tu ne prends pas trop de risques.
-Je parie toujours quand je suis sûr. Nous allons attendre et tu verras bien que j’ai raison. »
Ils s’assirent au bord du cratère, face au soleil couchant qui n’en finissait pas de décliner et qui, teinturier esthète, plongeait successivement ciel et nuages dans des bains de gaude, de tournesol, puis de garance, de cochenille, de brésil, de gambier, de campêche, enfin d’orseille et de nerprun.
Nicolas, songeur, regardait en direction du château. Puis il refit le parcours d’Emmeline.
« C’est bel et bien là que je l’ai vue. Elle était exactement où nous sommes. Puis elle a sauté.
-Tu vois comme moi qu’il n’y a aucune trace. Si elle avait sauté de la falaise, elle se serait écrasée en bas. Nous l’aurions vue quand nous avons cherché le châtaignier. Tu sais que tu me fais faire du souci. Ça devient une obsession.
-Parce que toi, tu n’y penses pas peut-être. Hier, tu l’as vue aussi.
-Hier, nous étions à cran et tu m’avais drogué avec tes bonbons kanaks.
-Comme faux jeton, tu te poses un peu là. Tu es bien allé voir à la pierre des chamois. Tiens, qu’est-ce que je t’avais dit. Voilà l’avant-garde. »
Une chauve-souris venait de jaillir du trou. Elle tournoya un instant au-dessus de leurs têtes puis disparut dans le crépuscule.
Une, deux, trois autres la suivirent. Puis il y en eut toute une légion.
« Alors, tu me crois maintenant ? »


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