LEO REYRE
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.


Site consacré aux ouvrages de Léo REYRE
 
AccueilPublicationsRechercherDernières imagesS'enregistrerConnexion
Le deal à ne pas rater :
Cdiscount : -30€ dès 300€ d’achat sur une sélection Apple
Voir le deal

 

 LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 7)

Aller en bas 
AuteurMessage
Leo REYRE
Admin
Leo REYRE


Messages : 62
Date d'inscription : 20/01/2010
Age : 84
Localisation : VALREAS

LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 7) Empty
MessageSujet: LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 7)   LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 7) I_icon_minitimeLun 12 Avr - 12:25

LE JOUR OU LES BRIGANDS ATTAQUERENT LE PERCEPTEUR


Jamais Jean Vernet le maréchal, ni ses confrères Mathieu Brachet, Francis Tournillon et Jean-Baptiste Peypin n’avaient eu pareil ouvrage.
Il ne s’agissait pas de ferrer les chevaux avec le savoir-faire qu’on leur reconnaissait. Non. Depuis quelques jours, ce que réclamait la clientèle était à ce point inqualifiable qu’ils avaient cru, tout d’abord, à une plaisanterie.
Les propriétaires de chevaux arrivaient, non pas comme de coutume à l’occasion du marché, mais à n’importe quelle heure de n’importe quel jour. Ils commençaient par tourner en rond, parlaient de la pluie et du beau temps, des récoltes plus ou moins avancées… Puis, profitant d’un instant où aucune oreille indiscrète ne pouvait les entendre, ils réclamaient l’impossible, l’inconcevable, le sacrilège : Planter un clou trop long, le planter de travers, mettre un fer gauchi… Bref, ils demandaient à des artisans irréprochables de faire un travail de cochon.
Ils voulaient à tout prix que leurs chevaux boitent.
La honte du métier ! Au début, les maréchaux se refusèrent catégoriquement à cette mascarade mais, les temps étant durs, l’écu qui brillait dans la paume du client finit pas avoir raison de leurs scrupules.
« Ma foi, s’ils veulent qu’on estropie leurs bêtes, c’est leur affaire. Qu’ils ne viennent pas se plaindre après ! »
L’explication de ce comportement extravagant était fort simple : le 8 ventôse, un décret avait annoncé la réquisition des chevaux, juments, mules et mulets sur tout le territoire.
Le cheval, pour ceux qui en possédaient un, c’était un membre de la famille. Il était de toutes les sorties, de tous les grands moments. Le paysan passait plus de temps avec son cheval qu’avec sa femme ou ses enfants. Mancelon le moulinier n’avait que sa mule pour toute famille.
Ce décret, même s’il comportait quelques dérogations concernant l’usage qu’on faisait des bêtes et leur âge, avait été un coup d’épée dans le cœur des gens.
Qu’on réquisitionne le fourrage, le blé, la viande passe encore. On n’était plus à une restriction près. Mais les chevaux !
On chercha dès lors un moyen d’échapper au décret.
On se fit passer discrètement des herbes à dysenterie, des cataplasmes toxiques, des poudres inflammatoires. On rêvait de gourme et de farcin.
Selon les états établis par les officiers municipaux, Valréas ne comptait que des chevaux perclus de rhumatismes, poussifs, éclopés, agonisants. Des carnes.
Hélas ! Les docteurs vétérinaires de l’armée possédaient les médications appropriées et la fièvre… de cheval passait au bout de quelques jours.
C’est pourquoi, on eut recours aux spécialistes.
Le pactole pour les maréchaux !
Que n’aurait-on fait pour garder son cheval ?
Joseph Roussin, par exemple, déclara avoir « une jument aveugle de quatorze ans et une mule boiteuse âgée d’environ dix-huit ans. »
Il y eut quelques dizaines de Joseph Roussin.
Ce comportement confirma en haut lieu l’opinion que l’on avait du patriotisme des Valréassiens.
Une fois passées les réquisitions et les vérifications, les pauvres bêtes vouées à l’équarrissage, reprenaient leur allure fringante et leur allant.
Les maréchaux eurent un surplus de travail mais ils se le firent grassement payer. Nul ne s’offusqua de l’inflation des tarifs car, outre la spécificité du travail, ils comprenaient aussi le prix du silence.
Que survienne une autre réquisition, le manège pouvait recommencer malgré les menaces et la sévérité des sanctions promises aux fraudeurs. En temps de guerre, frauder c’est trahir et l’on était en temps de guerre. La guillotine se profilait entre les lignes des avis successifs placardés à la maison commune ou criés par Guinard.
Le savoir-faire des maréchaux fit merveille car aucun rapport de gendarmerie ne fit état de la moindre tromperie.
L’armée d’Italie réclamait du matériel, des vivres, des chevaux. Elle réclamait surtout des hommes.
Les volontaires étaient rapidement enrôlés, armée, plus ou moins habillés. Tenues et chaussures relevaient aussi des réquisitions et tous les cordonniers étaient tenus de fournir deux paires de souliers par décade.
A l’instar d’André Charansol, Les jeunes hommes, vite dégrisés par leur passage en garnison, n’avaient qu’une obsession : regagner leurs foyers, retrouver leurs bêtes, leurs outils, leurs champs. La désertion était monnaie courante et la gendarmerie, en manque d’effectif, avait fort à faire pour répondre aux sollicitations impérieuses des forces armées concernant la recherche des insoumis ou des soldats qui n’avaient pas rejoint leurs corps à l’issue d’une permission ou d’une maladie.
Toutes les demandes n’étaient pas aussi courtoises que celle que François Aubrespin avait sous les yeux.
« Maurin, chef du 1er Bataillon des Chasseurs de Vaucluse,
Je vous préviens que les citoyens Jean-Louis Mure, Jean-Baptiste Roussel et Augustin Donnadieu, tous trois volontaires dans mon bataillon et natifs de votre commune, ont été dans votre cité sous prétexte de maladie et sans aucune permission, ni de moi ni de leur capitaine. Je vous invite donc, au nom de la loi, de les mettre tous trois en arrestation, aussitôt la présente reçue et nous les traduire par la gendarmerie.
Connaissant vos principes pour la Révolution et votre zèle et activité à poursuivre ses ennemis, j’espère que vous ne diffèrerez pas de faire droit à mes réclamations.
Point de quartier aux lâches.
Salut et fraternité.
Maurin. »
Les lettres de Laurent étaient bien plus tranchantes et contenaient pas mal de menaces non dissimulées.
François sortit de son tiroir la dernière qui lui était parvenue.
« Bientôt c’est nous qu’on enverra au front, dit-il à Jean Bruyère venu lui rendre visite. Les jeunes ne veulent plus être soldats. Quand je dis « au front », c’est peut-être « à la guillotine » qu’il me faudrait dire. Lit un peu ça. »
Maître Jean chaussa ses lunettes cerclées d’or et lut la missive :
« Quelle étrange conduite, citoyens, vous tenez à l’égard des volontaires qui sont depuis un long espace de temps dans votre commune sans daigner les faire rejoindre ! Et ces lâches qui ne rougissent pas de venir joindre leurs drapeaux du moins que l’on les y force. Sont-ce des Républicains de pareilles gens ? Le sont-ce aussi ceux qui les autorisent ?
Je les regarde comme des scélérats et je dirais même que, s’ils servent la République, ils la servent de force.
Votre conduite est très blâmable, citoyens, elle est tellement blâmable qu’elle me demande de vous aller dénoncer à qui de droit, si vous ne faites pas rejoindre dans le plus court ces lâches, indignes du nom de Républicains.
D’ailleurs, citoyens, si vous suiviez les lois, si vous aviez exécuté ce que votre devoir vous impose, vous ne tarderiez pas tant à prendre des mesures à cet effet.
Que le dernier avertissement que j’aie voulu vous donner vous soit profitable et qu’il vous fasse diligenter à faire partir ces lâches.
Laurent. »
Maître Jean regarda François par-dessus ses lunettes.
« Il ne mâche pas ses mots, l’animal. Si je suis sa pensée, il pourrait s’en prendre à nous. C’est un monde ! On ne peut pas envoyer nos enfants à l’abattoir tout de même !
Mais comment se fait-il que tu reçoives ce courrier ? Il y a un maire et des consuls.
-C’est le maire qui l’a reçu. Il a consulté le conseil mais personne ne sait quel ton adopter pour répondre à ce Laurent.
-Ou bien personne ne veut endosser cette responsabilité. Je les connais : ils ont tous quelque chose à protéger. Toi, bonhomme, tu vas trouver les mots, tu vas signer et, si ces jeunes ne rentrent pas, c’est toi, François Aubrespin, que les gendarmes viendront arrêter.
- Je ne suis pas aussi bounias (naïf). Nous ferons une réponse collective et nous allons encore une fois le berner, ce m’as-tu-vu. Maître Jean, crois-tu que nous allons faire le dos rond ?
Nous allons leur envoyer les gendarmes. Comme ils sont chez eux, ils les trouveront facilement.
Nous leur ferons un peu de morale devant témoins afin qu’il y ait un procès-verbal. Ensuite ils rejoindront sagement leur corps.
Ce Laurent, inutile de l’exciter en traînant les pieds.
-Bravo ! Nous ne faisons pas le dos rond, nous nous mettons carrément à plat ventre.
-Attends. On ne va pas les envoyer ensemble. On va d’abord envoyer le plus malade. Au besoin, on lui fera prendre un émétique et une purge avant son départ. Il faut qu’il arrive devant Laurent comme s’il était à l’article de la mort. Il le prendra pour un grand malade mais certainement pas pour un lâche.
On enverra les autres petit à petit, dans le même état. J’ai vu l’officier de santé Delaye. Il est d’accord et il nous prêtera son aide.
-Tu parles s’il est d’accord ! Ces deux gaillards de fils sont très malades depuis six mois. Ils travaillent les terres qu’il a achetées à Faravel. Il ne manquerait plus que cela : qu’il refuse aux autres ce qu’il fait chez lui.
-Bref, je pense qu’on peut calmer l’enragé.
-Tu oublies Berthier. Celui-là, pour le mystifier…
- Berthier ? C’est comme s’il n’était plus là. Il est affecté à Brives.
-Enfin une bonne nouvelle !
-Les gendarmes, ce sont presque tous des pays. Le plus étranger vient de Rémuzat. Ce sont tous des fils de paysans. Ils savent ce que c’est la terre.
-Ils savent. C’est pour cette raison qu’ils ont préféré faire gendarmes.
Ne t’inquiète pas. Ils ne feront pas du zèle.
-Pour Guillaume, ils auraient pu dire à Berthier qu’il leur avait échappé ou même ne rien dire du tout. Ce qu’ils ont fait, si ce n’est pas du zèle, ça ressemble.
-A cette époque, Berthier voulait de l’avancement. Il devait les terroriser ou les tenir par un chantage quelconque.
-J’espère que les faits te donneront raison, mais j’ai un doute. Quoi qu’il en soit, tous ces jeunes qui désertent, ça fait un peu peur.
-Il n’y a pas des capitaines Laurent dans toutes les garnisons.
-Il faut croire que si : la désertion est un phénomène national.
-Si on ne leur avait pas monté la tête ! La patrie en danger. Qui n’aurait pas pris les armes pour la défendre? Maintenant, on va la défendre en Italie, en Autriche, en Prusse… Ils ne se sentent plus concernés. Ils ont défendu les frontières. Point final.
Ils n’aspirent plus qu’à vivre tranquilles, chez eux, sur leur lopin de terre.
-C’est vrai qu’ils sont bien jeunes pour mourir à Vienne ou à Venise. Remarque bien qu’il y a ceux qui voudraient bien se battre comme le jeune Charansol qui a disparu en même temps que Guillaume. Je lui avais parlé. Il m’avait dit qu’il se sentait inutile.
-Si ça se trouve, il ne savait même pas que la guerre était hors de chez nous.
Il y a tout de même une grande nouvelle, dit François en raccompagnant Jean Bruyère à la porte. L’infanterie nous quitte.
-Tu vois, la guerre à l’étranger a du bon… ou alors, ils ont enfin compris que nous étions de bons républicains, dit le vieux paysan en se frisant la moustache.
-J’ai peur que le départ des soldats soit le signal du renouveau pour le brigandage. On peut dire ce que l’on veut mais, depuis qu’ils étaient là, c’était plus calme.
-François, c’était l’état de siège ! Ils étaient là pour nous ramener à la raison. C’était une troupe d’occupation. Tu ne vas pas les regretter ?
-Ce serait mal me connaître. Cependant, troupe d’occupation ou non, ils tenaient la région. En te parlant des brigands, j’exprimais une crainte. Les jours qui viennent seront déterminants. »
L’arrivée de Thérèse avec sa corbeille de linge mit fin à la conversation. François, qui voulut aider Jean Bruyère à escalader sa jardinière, se fit vertement rabrouer.
« Qu’est-ce qui te prend ? Tout le monde nous regarde. Ils vont croire que le vieux Bruyère est infirme. Mon écorce est ridée, mais le bois est encore vert. Laisse-moi me débrouiller. »
Il se hissa fièrement sur son siège, enfonça son chapeau noir, releva le col de sa cape et, d’une brève secousse sur les rênes, donna à sa jument le signal du départ.
Le 2e Bataillon de la 122e demi-brigade d’Infanterie comptait 21 officiers et 278 sous-officiers et soldats. Il cantonnait à Valréas depuis le début du printemps. L’ordre de mouvement était arrivé le 13 prairial. Ils partirent le 15.
La veille, la revue de départ attira les badauds. Ils n’étaient pas poussés par une nostalgie patriotique mais ils s’étaient habitués à leur présence et des liens de sympathie s’étaient noués entre eux et ces soldats qui parlaient leur patois.
De plus, la crainte de François était partagée : les brigands allaient revenir. Comment pourraient résister cette poignée de gendarmes ou ces quelques volontaires de la milice municipale contre des scélérats déterminés que l’armée de la République n’était pas parvenue à anéantir.
Le retour de l’insécurité était fatal.
Dès le départ de l’armée, les coupe-jarrets et les malandrins investirent à nouveau la contrée et leurs exactions se comptèrent par dizaines.
Le 6 ventôse, Jacques Genevier granger à la Moracette et Louis Bédouin granger à Saint-Quénize, une ferme voisine appartenant à la veuve Gleyze, s’en retournaient tous deux de la foire.
Lorsqu’ils furent vis-à-vis de la grange de la veuve Gleyze, vers les sept heures de soir, trois personnes qu’ils ne connurent pas s’approchèrent d’eux et, leur ayant mis le pistolet sur la poitrine, leur dirent de s’arrêter.
Ils furent fouillés par un des inconnus pendant que les deux autres les tenaient en respect.
« A Jacques Genevier, ils volèrent soixante douze francs en écus blancs et quelques pièces de monnaie, son portefeuille dans lequel il y avait deux passeports avec trois cent quinze francs assignats avec un compte qu’il avait avec Antonin Genevier son cousin, avec deux petites brochures de dévotion, plus sa tabatière, plus une once et demie de tabac dans du papier, un petit paquet de graines de choux, une clef, son couteau et un chapelet.
A Bédouin, ils volèrent un petit écu avec un sol et son couteau. »
Ensuite, les voleurs les laissèrent aller en leur disant qu’ils pourraient être arrêtés plus haut par trois autres personnes mais qu’ils n’avaient qu’à leur dire que Saint-Jean le Noir était passé et qu’ils avaient été arrêtés plus bas.
Quand les gendarmes demandèrent un complément de renseignements, les deux grangers ajoutèrent qu’ils n’avaient connu personne mais que, s’ils étaient arrêtés, ils pourraient les reconnaître. Surtout un qui avait le visage fendu et qui était borgne.
Le 4 floréal, Jacques Puzin cordonnier et Mathieu Rousset revendeur, revenant de la foire de Dieulefit et étant près de la commune vers huit heures du soir, furent arrêtés par trois individus armés de pistolets et de baïonnettes, et habillés tous trois en grandes culottes et carmagnoles couleur brune, l’un d’eux ayant une ceinture à laquelle pendaient des floches (glands).
Ils furent fouillés et battus avec la crosse des pistolets et les baïonnettes.
A Puzin, ils prirent vingt quatre francs en écus ou monnaie et à Rousset un écu et six francs.
Les voleurs déguisaient leurs voix et masquaient leurs visages à l’aide de mouchoirs. L’un d’eux portait un bandeau sur l’oeil
Tous deux déclarèrent, comme Bédouin et Genevier, qu’ils pourraient les reconnaître en cas d’arrestation.
Tout portait à croire qu’il s’agissait de chouans puisque, lors des deux agressions, l’un d’eux avait crié : « Arrêtez, coquins de Républicains ! »
Antoine tisonnait le feu. Il ne manquait pas un mot de la conversation entre François et Etienne Crouzet qui s’étaient donné rendez-vous chez Thérèse.
Le brigand balafré, la ceinture avec les floches… C’était l’homme qu’il avait vu avec les charbonniers. Aucun doute. Le lieu du dernier guet-apens n’était pas très éloigné du bois des brigands.
Antoine réfléchit. Il observait la mouche velue qui, posée sur son genou, se lissait les ailes. En réalité, son esprit était à une ou deux lieues de là.
Dire à ces deux hommes qu’il savait où se terraient les voleurs, c’était prendre le risque de passer une fois encore pour un fabulateur, c’était fournir l’évidence que Guillaume était un brigand.
La rumeur publique, versatile et ingrate, se laissant emporter par les ragots qu’elle colportait, avait fini par avilir son image.
Thérèse en souffrait. Antoine se débattait toutes les nuits dans d’affreux cauchemars. François Aubrespin refusait d’en parler.
Comment Thérèse aurait-elle pu douter de ce jeune homme qui lui avait fait comprendre qu’elle était jeune et désirable, qu’elle pouvait trembler pour quelqu’un, qu’elle pouvait espérer à ses côtés une autre présence que celle d’un défunt, que son veuvage ne la condamnait pas pour la vie?
Comment François aurait-il pu parler de cet enfant devenu homme qu’il avait protégé et qui ne s’était jamais montré oublieux?
Devient-on brigand après des années d’honnêteté, de prévenance et de générosité ?
Guillaume était fait d’un métal sans paille. François était convaincu qu’il devait être victime d’une effroyable machination. Comment le faire admettre à des juges si peu équitables, obnubilés par leurs préjugés ? Quel serait le poids de sa conviction d’honnête homme face à Viot, l’accusateur public du tribunal révolutionnaire d’Orange ?
Certes, il y avait délit de contrebande mais la contrebande était une tradition séculaire que l’on maintenait vivace au mépris des lois et des règlements. C’était une institution. Nul ne la considérait comme répréhensible. François Aubrespin qui en était une des âmes jouissait pleinement de sa qualité d’honnête homme.
Loin de condamner Guillaume, ce délit lui conférait une estampille d’authenticité.
François avait donc toutes les bonnes raisons de croire en son innocence malgré les faits récents qui tendaient à le discréditer. C’est surtout ce long silence, sans le moindre signe vie, qui l’inquiétait.
Quant à Antoine, il cherchait vainement une explication. Lui savait qu’il n’était pas mort et qu’il partageait la vie des brigands. Son admiration vacillait mais il ne pouvait brûler son idole.
« Même si c’est un scélérat, je l’aimerai quand même. »
Il donna un grand coup sur un tison qui éclata en mille étincelles.
A cet instant, quelqu’un frappa à la porte.
Thérèse qui descendait de l’étage alla ouvrir.
C’était Louis Martin l’agent municipal en personne. Le col de son manteau était relevé, son bonnet enfoncé jusqu’aux yeux. Il avait l’allure de quelqu’un qui ne veut pas être reconnu. Il avait l’air très préoccupé.
« Tu as la fièvre ? demanda François tandis que Thérèse lui avançait une chaise près de la cheminée.
-Ne m’en parle pas. Je te cherche depuis une heure. Comme tu n’étais pas chez toi, la vieille Félicie m’a dit que je pourrais te trouver ici.
C’est grave, François, très grave. Si ça continue, je fais comme les autres : je démissionne. La place est trop risquée. »
Martin débarrassa de son manteau et de son bonnet de laine qu’il posa sur la table. Il vit Etienne Crouzet à l’autre bout.
« Tiens, Crouzet, tu es là aussi ? J’ai une plainte contre toi. Il faudra qu’on en parle mais j’ai plus pressant.
-Une plainte contre moi ? Une plainte de qui ? Et pourquoi ?
-Une broutille. Augustin Fabre t’a vu avec tes cochons dans son bois de fayards.
-Et alors ?
-Alors, c’est interdit.
-Interdit ? Aquelo empègo ! (celle-là est drôle). J’ai toujours mené mes cochons dans son bois. Il n’a jamais rien dit, ce vieil ensuqué ! Il a fini de perdre la tête ?
-On ne doit pas mener les bêtes dans les bois de fayards parce qu’il faut ramasser les faines pour faire de l’huile.
-Ah ! Elle est belle cette loi ! Mes cochons, qu’est-ce que j’en fais ? Je les laisse crever de faim ? Et toi, Martin, tu ne craches pas sur mon jambon que je sache!
-Ce n’est pas moi qui fais les lois. Je suis payé, et mal payé, crois-moi, pour les faire appliquer. Bref, ce n’est pas pour tes cochons que je suis venu.
Donc, François, l’heure est grave.
-Moi, je vais voir un peu l’Augustin, dit Etienne qui était rouge de colère. Qu’est-ce qui est le meilleur, bon Dieu, l’huile ou le lard ?
-Reste un moment, si ça ne te fait rien. J’ai peut-être une plainte contre toi mais je te sais de bon conseil.
Voici les faits : cette fois ils s’en sont pris à Philibert. Vous m’entendez bien : à Philibert le percepteur de Visan.
Ça s’est passé hier mais je ne l’ai appris qu’aujourd’hui. L’autorité m’a envoyé un messager ce soir. Il faut que j’établisse un rapport circonstancié et véridique sur ce qui s’est passé. C’est urgent. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ?
-C’est simple : tu fais un rapport circonstancié et véridique.
-Malade comme je suis ! Vous me voyez interroger les témoins ?
-Fais comme les autres : démissionne.
-Ne plaisante pas. Si je démissionne, je termine la semaine en prison. On voit que vous ne les connaissez pas.
François, toi qui trouves toujours les mots qu’il faut, j’ai pensé que tu pourrais m’aider ou même me remplacer … Tu vois dans quel état je suis.
-Malheureux ! Je ne suis pas assermenté. Tout ce que je pourrais faire n’aurait aucune valeur juridique.
-Ce n’est pas un problème : je signerai. De toute façon, assermenté, tu l’es.
-D’où sors-tu cela ?
-Tu es bien cerquemaneur, géomètre expert ? Pour avoir cette charge, il a bien fallu que tu prêtes serment. Donc, tu es assermenté.
-Qu’en penses-tu, Etienne ?
- Il n’a pas tout à fait tort. Tu n’es pas agent municipal mais ta parole vaut la sienne aux yeux de la loi. Ceci dit, ne me demande pas si tu dois aller à Visan ou ne pas y aller. C’est à toi de voir. Personne ne peut t’y obliger mais personne ne peut te l’interdire.
Tu fais comme tu veux. Moi, j’ai deux mots à dire l’Augustin.
-Martin, je n’ai pas très envie de me transformer en enquêteur, dit François. Cependant, je n’ai jamais refusé de rendre service à quelqu’un. Je ne vais pas commencer par toi. C’est bon : j’irai à Visan…mais c’est toi qui signeras.
-Merci, François. Je saurai m’en souvenir.
-Si tu dois te souvenir de quelque chose c’est de ceci : j’ai des amis et il ne m’est pas agréable du tout qu’on vienne les importuner chez moi.
-Tu parles de Crouzet ? Parlons un peu de son jambon : il attend qu’il soit rance pour m’en donner quelques tranches. La plainte d’Augustin, je peux très bien la perdre… avec un peu de jambon frais.
-Tu te laisserais soudoyer, toi, un agent assermenté ?
-Si tu crois que je gagne assez pour vivre ! Tous les jours, je reçois des plaintes et des dénonces. Si je ne trouvais pas quelques arrangements, c’est la moitié de Valréas qui serait en prison. Moi, je ne suis pas Berthier, tu comprends ?
-Je comprends. Tu as une grande responsabilité sur les épaules et tu t’en sors plutôt bien. Seulement, fais un peu attention à ce que tu dis quand t’adresses à des soupes au lait comme Crouzet. En ce moment, il doit se colleter avec Augustin ce qui fait que demain tu auras une autre plainte.
-Tu crois ?
Non seulement je crois mais j’en suis sûr.
Bon, pour Visan, c’est d’accord : je t’aiderai mais c’est toi qui mèneras l’interrogatoire. »
Ils se retrouvèrent à la maison commune de Visan en compagnie d’un détachement de la gendarmerie.
Louis Martin, bouillonnant de fièvre sous quatre épaisseurs de vêtements, présenta son ordre de mission à l’agent municipal qui vérifia scrupuleusement l’identité de chacun.
Louis Martin demanda à voir François Philibert le percepteur.
« Je veux voir aussi tous ceux qui, de près ou de loin, ont été les témoins oculaires ou auriculaires de cette agression. »
Pierre Jean André François Philibert était un homme fluet aux épaules étroites. Une couronne de cheveux grisâtres ourlait son crâne parcheminé et des lunettes grossissantes donnaient des airs bovins à ses petits yeux de rat.
Sa redingote noire était effilochée aux poignets et son col lustré était usé jusqu’à la trame.
La main qu’il tendit à Louis Martin lorsqu’il se présenta était flasque et exsangue.
Il déclara d’une voix de fausset que le 20 ventôse, sur les huit heures du soir, s’était présenté chez lui un groupe d’hommes armés de fusils à deux coups, de pistolets et de sabres.
« Vous n’en avez reconnu aucun ?
-Non. Ils avaient le visage noirci à la suie.
-Donc, vous ne pourriez pas les identifier s’ils étaient arrêtés.
-Ce serait difficile.
-Combien étaient ils ?
- Je ne sais pas exactement. Disons une douzaine.
-Que voulaient-ils ?
-La grenouille, évidemment.
-La grenouille ?
-La caisse, si vous préférez. Au début, ils ont demandé à vérifier les registres.
-Etrange comportement. Que pouvaient-ils vérifier s’ils n’étaient pas du coin ? »
François Aubrespin intervint :
« Peut-être étaient-ils du coin ? Peut-être cherchaient-ils les noms de leurs prochaines victimes ? L’impôt payé renseigne sur la fortune…Pas toujours, malheureusement : les plus riches sont ceux qui dissimulent le mieux. »
Finalement, ils emportèrent la grenouille qui contenait cent louis d’argent, environ cinq cents livres en feuilles de prêt et sept cents livres en coupons, ainsi que six louis et demi appartenant à Philibert. Ils s’emparèrent aussi de son droit de recette et de la somme relevée depuis le 8 ventôse jusqu’au 20.
« Réfléchissez. Vous n’avez vraiment reconnu personne ? S’ils étaient du coin, vous les auriez reconnus, ne serait-ce que par un petit indice.
-Non, personne. Ils n’étaient pas d’ici. Celui qui parlait n’avait pas notre accent. »
Pendant toute l’affaire, la femme de Philibert et sa mère s’étaient réfugiées dans le grenier. Puis, par le châssis à tabatière, elles avaient pu grimper sur le toit d’où elles avaient crié au secours.
Leurs appels avaient sans doute été entendus malgré l’heure tardive et la froidure du crépuscule qui avait fait clore fenêtres et volets.
« Bien sûr qu’ils ont entendu, fit remarquer l’agent municipal. Quand les machotes (hiboux) bouboulent sur les toits ou que les chattes sont folles, il n’y en a pas un qui est sourd.
-Ils ont entendu malgré les coups de feu mais ils ne sont intervenus qu’après le départ des voleurs, un bon quart d’heure après, dit le percepteur. Leur devoir leur dictait de me porter secours tout de suite. »
François Aubrespin se leva et brandit la déclaration de Philibert faite à l’agent municipal de Visan.
« Vous avez dit qu’une centaine de Visanais, hommes et femmes, étaient intervenus un quart d’heure après. Une centaine, c’est presque tout le village. De quoi vous plaignez-vous quand tout un village se porte à votre secours ?
-J’ai dit une centaine parce qu’ils m’ont paru nombreux. Le quart d’heure, c’est sûr.
-Le temps paraît long dans certaines situations. Martin, corrigez. Barrez « une centaine » et mettez « plusieurs. »
-Je reste persuadé qu’il s’est passé un bon quart d’heure.
-Si vous êtes persuadé, c’est que vous n’êtes pas sûr.
-Vous jouez sur les mots. Un quart d’heure, un peu plus, un peu moins… ce n’est pas ce détail qui me rendra la grenouille.
-Qui sait ? Martin, corrigez. Barrez « un quart d’heure » et mettez « un instant après. »
Une fois ces rectifications apportées pour ne pas dire ces imprécisions, Philibert signa sa déposition.
Louis Martin fit appeler le premier témoin.
Il se nommait Petitin Comtois. Il tenait une auberge hors des remparts de la commune.
Il déclara qu’il avait, le 20 ventôse sur les huit heures du soir, avec des étrangers qui étaient logés chez lui, entendu comme taper violemment à une porte et une voix lamentable crier, sans savoir qui c’était. Il était alors monté à l’étage et s’était mis à la fenêtre avec le citoyen Louis Izard de Nyons.
Il avait entendu chanter et Izard lui avait dit en plaisantant : « C’est le réveil du Peuple ». Mais il avait entendu une voix faisant un commandement de troupe. Alors, il avait prudemment fermé sa fenêtre et s’était tenu chez lui avec les étrangers.
Après Comtois, on fit entrer la citoyenne Marie Philibert, veuve Boudon. Elle déclara avoir entendu des appels au secours et s’être portée vers l’endroit. Mais un homme qu’elle ne connut pas lui barra la route et lui dit : « Ana vous en. Fan proun per vous. »
-Idiome régional, fit remarquer François. Ce n’étaient donc pas des gens du Nord.
-Très juste, acquiesça Martin. »
La veuve déclara qu’on avait tiré un coup de fusil pour l’empêcher d’avancer et qu’une voisine ayant ouvert sa fenêtre, on tira une second coup de fusil pour l’obliger à sa protéger. Elle ajouta que pendant tout ce temps la femme Philibert criait toujours secours avec des épouvantables hurlements.
Après la lecture de sa déposition par François, elle ne signa pas car elle ne savait pas.
« Vous vous nommez Philibert, n’est-ce pas.
-Oui. C’est mon nom de jeune fille.
-Etes-vous parente avec le percepteur ?
-Je ne sais pas. C’est possible mais il faudrait remonter loin. En tout cas, ce n’est pas quelqu’un que je tutoie. »
Le gendarme en permission Joseph Roussin était à Visan le soir du vol. Il avait entendu crier secours et tirer des coups de fusil du côté de la porte de la commune. Il avait pris son arme pour sortir mais son cousin lui avait alors dit que les voleurs se retiraient et il ne sortit pas.
« D’ailleurs, ce n’est pas mon pistolet qui les auraient effrayés. Par contre, ils m’auraient massacré. »
François n’inscrivit pas cette réflexion qui aurait pu nuire au gendarme mais il l’approuva totalement. Les bravades montrent plus l’inconscience que le courage.
Marcel Peyre qui vint après s’était sauvé par les toits pour sauver la recette. Deux années de recette, ce n’est pas rien. Il avait entendu chanter puis tirer des coups de fusil.
Il ajouta que les citoyens, en masse, avaient paru un demi-quart d’heure après environ.
« Un demi-quart d’heure ?
-Je n’ai pas sorti ma montre mais ça n’a pas duré plus longtemps entre le dernier coup de feu et les rumeurs dans la rue. »
Jacques Meyssonnier avait dénombré quinze hommes.
« Je les ai suivis en coupant par une ruelle. Je me suis dissimulé sous le porche du portail de Sautel et j’ai pu les espionner. J’ai entendu crier secours à Philibert, à sa femme, à sa mère sous le couvert.
-Vous avez entendu Philibert ?
-Oui, oui. J’ai reconnu sa voix. Pendant ce temps, on a tiré sept à huit coups de fusil. En tout, l’expédition a duré environ un quart d’heure. Puis les voleurs se son retirés et les gens sont sortis de chez eux. Tout le monde s’est dirigé vers la maison de Philibert.
-Tu n’as pas eu l’idée, par hasard, de suivre la bande pour savoir où ils allaient ? demanda l’agent municipal.
-J’avais trop peur. Si j’étais sorti de ma cachette et si les autres m’avaient vu partir dans la même direction que les voleurs, ils auraient pu me prendre pour un des leurs. J’avais évité les fusils des uns, ce n’était pas pour me faire tirer comme un lapin par les autres.
Avant de me montrer dans la rue, je me suis fais connaître. Les brigands, eux, étaient déjà loin. »
Baptiste Mouton revenait de Valréas, ce jour-là entre huit et neuf heures. A cent pas de la commune, il avait rencontré dix à douze hommes armés qui l’avaient arrêté et qui l’avaient forcé à crier « Vive le roi ! »
-Et vous avez crié ? demanda Martin.
-J’aurais voulu vous y voir. Bien sûr que j’ai crié « Vive le roi ! »
- Vous n’auriez pas dû.
- Quand on a un canon de fusil sur la poitrine, on crierait même que sa mère est une catin.
-Dix ou douze, dites-vous ? De quoi avaient-ils l’air ?
-Ils avaient l’air de brigands qui viennent de réussir une bonne affaire. Ils riaient et chantaient.
-Etaient-ils à cheval ?
-Non, à pied. A mon avis, les chevaux devaient être derrière le bosquet de pins, vous savez, à droite en arrivant au pied de la descente. Je ne les ai pas vus, mais ils ne pouvaient être que là. »
Vincent Larmande avait aussi rencontré un attroupement sur les huit heures alors qu’il revenait de Château-Vert. Sous la menace, il avait été obligé d’enseigner à celui qui paraissait être le chef, la maison Philibert.
« C’est la preuve qu’ils n’étaient pas du coin, » remarqua Louis Martin.
Larmande, comme les autres, n’avait reconnu personne.
Puis se présenta devant Louis Martin et François Aubrespin, Pierre Bernard cultivateur de Visan que les deux hommes connaissaient fort bien pour des raisons différentes. Martin courtisait sa jeune et sémillante épouse ; François le comptait parmi les plus efficaces éléments de son réseau.
Ils l’accueillirent avec un sourire bienveillant.
« Le 20 ventôse, sur les huit heures, j’ai entendu crier secours chez les Philibert. C’est à quelques maisons de chez moi. J’ai voulu voir ce qu’il en était mais deux voix m’ont crié : »Retire-toi ou on te brûle la cervelle. » Je me suis enfermé et j’ai mis la barre à la porte.
Quand j’ai entendu la foule dans la rue, j’ai mis le nez dehors. Les voleurs étaient partis en tirant quelques coups de fusil pour dissuader les téméraires, et en chantant. Quelqu’un m’a dit : »C’est le réveil du peuple. »
-C’est tout ?
-Non. En sortant de chez Philibert, ils criaient : « Nous avons la grenouille : il faut en faire un feu d’artifice. »
-C’est donc précisément la grenouille qu’ils étaient venu chercher.
-Puisqu’ils avaient l’intention de la brûler, ce n’est pas l’argent qui les intéressait mais les documents qu’elle contenait.
-Très juste, approuva Martin. Mais alors, si je vous suis dans cette voie, cela tendrait à prouver que ces étrangers ne sont pas si étrangers qu’on le prétend. S’ils n’étaient que des voleurs, ils auraient fait main basse sur l’argenterie et les objets de valeur de Philibert. Or, ils désiraient détruire des documents. Qui peut avoir intérêt à faire disparaître des documents sinon quelqu’un d’ici ? Pour moi, ces voleurs ont été commandités. »
Ainsi défilèrent devant Louis Martin et François Aubrespin tous ceux qui avaient vu ou entendu quelque chose et qui tenaient à en faire témoignage.
Par recoupements, on avait une idée plus précise de l’agression. Elle avait eu lieu le 20 ventôse guère après huit heures. Elle était le fait d’une douzaine de malandrins. Seule la caisse du percepteur les intéressait. La bande s’était retirée par le chemin de Valréas. La population ne s’était manifestée que vers huit heures vingt, huit heures trente. Il n’y avait eu aucune victime.
« Qu’en penses-tu, François ? Demanda Martin après avoir relu toutes les dépositions.
-En premier, je pense que tu n’es pas à l’article de la mort comme tu le prétendais. Tu aurais très bien pu te passer de moi. Ensuite, je pense que tu as correctement rempli ta fonction. Ce ci dit, il te faut rédiger un rapport. Qu’il soit succinct et précis. Evite d’y donner ton avis personnel. C’est à la juridiction de se faire une opinion et de statuer. On ne t’a pas demandé d’arrêter les coupables mais de rédiger un rapport véridique et circonstancié. Ne t’implique pas plus dans cette affaire car cela pourrait d’apporter des ennuis de toutes sortes et de tous les côtés.
-Tu as raison. Cependant, on ne m’enlèvera pas de l’idée que ceux qui ont fait le coup ne sont pas de bien loin. «
Ils quittèrent Visan. Il était plus de cinq heures du soir. Le soleil rutilant, en cette fin de ventôse, déclinait là-bas, du côté des Cévennes, dans le ciel pourpre.
Ils étaient à cent pas du village lorsqu’un homme, qui se dit être le domestique du citoyen Lurie, les aborda. Il leur déclara qu’il venait de trouver sous une pierre, devant le portail de la grange, un billet écrit sans signature et avec de grosses lettres d’imprimerie. Il ne l’avait pas lu car il ne savait pas lire mais il avait tout de suite pensé que ça pouvait avoir un rapport avec l’affaire.
Il sortit le billet de sa manche et le tendit à Louis Martin qui ne put le lire car le crépuscule finissait.
« Elle est loin cette grange ? demanda-t-il à l’homme.
-Non. Juste là, derrière les pins. »
Martin et François s’y firent conduire.
« C’est là, sous la pierre qui cale le portail, que j’ai trouvé le papier.
-C’est quoi, cette bâtisse ?
-Juste une remise. On y a quelques outils et du fourrage. On n’y vient pas tous les jours. »
L’herbe, tout autour, était piétinée et tondue. Du crottin avait été dispersé mais des rigoles d’urine étaient nettement visibles.
« Donc, les chevaux étaient ici. Ils connaissaient l’endroit. »
Le domestique poussa le portail branlant, pénétra dans la remise et ressortit avec une bougie qu’il alluma.
Louis Martin put déchiffrer le message :
« Il est important pour votre commune que vous sachiez que le vol à votre percepteur n’est que de quarante louis, que le bruit qu’il fait courir que la caisse cachetée lui a été volée est faux. Nous l’avons pas prise. Il est sûr que Philibert l’a cachée pour garder l’argent. Les papiers qu’on dit qu’ils étaient dedans nous étaient bons à rien. Si nous les avions pris, nous les aurions jetés dans la nuit dans un endroit qu’ils n’auraient pas été perdus. Faites bien chercher et sûr vous trouverez la grenouille. Faites ce que nous vous disons quand même que nous ayons pas signé. »
La lecture de ce billet laissa les deux hommes perplexes.
Il éclairait l’affaire d’un jour nouveau en jetant un doute sur l’honnêteté du percepteur. Il avait été rédigé dans la journée. Son auteur était au fait des déclarations de Philibert.
Même s’il ne s’agissait que d’une perfidie des brigands, cela méritait examen.
Les deux hommes se concertèrent et décidèrent qu’il convenait de faire une visite et de perquisitionner chez le citoyen Philibert percepteur.
Ils revinrent sur leurs pas et passèrent la nuit à l’auberge de Petitin Comtois.
Celui-ci leur refit le récit de l’agression et, comme il n’était pas avare de détails épicés, il l’assortit de plaisanteries sur ce rat cornu de Philibert, sur sa garce de femme et sur son harengère de mère.
De ses commentaires arrosés de vin des coteaux et hautement soutenus par les trois autres clients de l’auberge, il ressortait que Philibert n’était pas porté en grande estime par les gens du cru. Comme le laissait penser son aspect extérieur, c’était un rat.
Le lendemain à 6 heures, décorés de leurs écharpes officielles et accompagnés de quatre volontaires fournis par la commune, Louis Martin, complètement ragaillardi, et François Aubrespin se rendirent au domicile du citoyen Philibert.
Celui-ci, réveillé en sursaut par les coups frappés à sa porte, crut en une nouvelle agression. Sa femme se mit à crier au secours. Cependant, lorsqu’il entendit l’ordre d’ouvrir au nom de la République, il finit par retirer la barre de sa porte.
Les deux commissaires demandèrent à voir le registre des recettes.
« Avez-vous encore la caisse où se trouvait l’argent ? demanda Louis Martin.
-Vous savez bien qu’ils l’ont emportée.
-Je sais seulement parce que vous l’avez déclaré. Où la rangiez-vous ? »
Il désigna de la main un placard dans le mur. François l’ouvrit. Sur une étagère, les voleurs avaient laissé deux rouleaux de vingt sols chacun, quelques grosses pièces d’un sou ou deux et cinq coupon d’emprunt forcé.
Martin et les quatre volontaires entreprirent ensuite la fouille systématique de toute la maison. Ils ne trouvèrent qu’une vieille caisse vide ressemblant à la grenouille volée.
« Pas si naïf pour la garder chez lui, pensa Martin. Il a dû en faire du bois de chauffe.
François, regarde un peu les cendres de la cheminée. Si tu trouves des clous, tu me le dis.
-De quoi avons-nous l’air ? Se demandait François. Nous traitons la victime en coupable sur la seule vue d’un billet anonyme. Cet homme n’est pas d’un abord aimable mais ce n’est pas pour autant un scélérat. »
Il tisonna les cendres. Il n’y trouva aucun clou.
Ils ne trouvèrent rien qui fût de nature à confondre Philibert. Ils quittèrent sa maison après l’avoir exhorté à se montrer plus circonspect à l’avenir.
Il leur répondit qu’il ferait coucher dans sa maison les deux garnisaires qui lui avaient été affectés la veille pour accélérer le recouvrement des contributions.
Martin et François échangèrent un regard de connivence. Les propos de Comtois concernant sa femme leur laissaient supposer que sa chambre serait mieux gardée que sa maison.
Les deux hommes se retirèrent dans la maison commune où ils rédigèrent leur rapport. Ils le signèrent conjointement et en firent lecture à l’agent municipal. Celui-ci fut satisfait de s’entendre cité à plusieurs reprises. Cependant, il manifesta sa déception de n’y trouver rien de nouveau sur les faits ni le moindre soupçon sur Philibert.
Après quoi, ils quittèrent Visan. La barbe avait envahi leurs visages ; ils étaient épuisés mais ils avaient conscience d’avoir accompli du bon travail.
Sur le chemin, à la sortie du village, ils croisèrent une bande de garnements armés de branches de saule. Ils se poursuivaient en criant : « Philibert est un filou. On va lui couper le cou ! »
« Tu fais tout de même un drôle de métier, dit François à son compagnon.
-Il n’est pas drôle mais il est indispensable. Tu entends ces marmots. Ils chantent ce qu’ils entendent chez eux. Les Visanais auraient voulu la tête de Philibert parce qu’il leur prend leurs maigres économies. Faute de preuves, la loi que je représente a décidé de le laisser en liberté…même s’il est coupable car il vaut mieux un coupable en liberté qu’un innocent en prison.
-Si tout le monde appliquait la loi comme toi, les prisons seraient presque vides. Déjà, il n’y aurait plus tous ceux que Berthier y a envoyés.»
Ils poursuivirent leur chemin en continuant à alimenter d’exemples leurs propos sur Berthier.
Ce n’est qu’à hauteur de Turtaire que François se souvint d’un détail du message. Sur l’instant, il n’avait vu que le texte et n’avait pu s’empêcher d’éprouver de la sympathie pour ces brigands honnêtes qui tenaient tant à la vérité. « Bien joué », s’était-il dit à propos de l’accusation portée contre Philibert. Puis il avait remis le papier à Martin.
Ce détail qui lui avait échappé et qui, à présent l’obsédait était une lettre barrée, à la fin du billet.
« …quand même que nous ayons pas signé. »
Le dernier O était barré d’un trait ondulé, comme un soleil qui se couche sous la mer.
Il avait déjà vu un tel symbole. Où ? Quand ?
Son trouble allait grandissant. A la porte du Mazel, prétextant la fatigue, il prit distraitement congé de Louis Martin.
Il conduisit son cheval à l’écurie, lui donna sa ration de fourrage et referma le portail.
Sa maison, sans feu depuis deux jours, devait être glaciale. Il refendit deux bûches par le milieu.
C’est en reposant la hache contre le mur qu’il reconnut, marqué au fer sur le manche, à deux doigts de la lame, le O barré d’un trait ondulé.
C’était la hache de Guillaume.
En proie à une vive émotion, il rentra chez lui.
« Mon Dieu, merci ! Il n’est pas mort. Il est dans le coin…Il est avec les scélérats… C’est un scélérat lui-même puisqu’il était avec eux à Visan. Il nous a tous bernés. Il eût mieux fait de mourir à Chabrette. Ce n’est pas Charansol qu’ils voulaient libérer mais lui parce qu’il est avec eux. O Guillaume ! Pourquoi faut-il que je te retrouve sous les traits d’un brigand ?... Nul ne doit savoir. Mort, tu es leur martyr… Ils ne doivent pas savoir que tu es vivant…
Peut-être as-tu cherché à m’avertir par ce message ?... C’est cela : tu as cherché à me dire que tu es vivant… tu l’as fait indirectement, avec un code… Alors, c’est que tu es leur prisonnier… Je préfère… Je vais tout faire pour te retrouver… je vais te retrouver. »
François garda pour lui sa découverte.
Antoine ne dévoila pas ce qu’il savait.
Thérèse continua à sa morfondre entre l’abattement et l’espérance folle.
Les médisances dont elle était quotidiennement témoin n’avaient pas réussi à ternir l’image qu’elle avait en elle. Seul le temps qui érode inexorablement les sentiments pouvait, à la longue avoir raison de son cœur.
Parfois, elle pensait que Guillaume avait été mis sur sa route dans le seul but de lui faire comprendre qu’un second bonheur n’était qu’un mirage.
Elle l’associait dans ses prières à Joseph qui fut si peu de temps son époux et à Antoine, le fils qu’elle lui avait donné.
Revenir en haut Aller en bas
https://leo-reyre-valreas.forumactif.org
 
LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 7)
Revenir en haut 
Page 1 sur 1
 Sujets similaires
-
» LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 8)
» LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 9)
» LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 10)
» LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 11)
» LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 12)

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
LEO REYRE :: ROMANS-
Sauter vers: