LEO REYRE
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 LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 2)

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Leo REYRE
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Leo REYRE


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LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 2) Empty
MessageSujet: LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 2)   LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 2) I_icon_minitimeLun 12 Avr - 12:08

LE JOUR OU ANTOINE SE MÊLA AUX CONTREBANDIERS


« Extirpons l’écharde sinon la gangrène gagnera la jambe, clama François Bonnet qui se délectait de la lecture des discours parisiens. Tous ces Guillaumes sapent les bases de notre République. Ce n’est pas parce que certains le considèrent comme un honnête citoyen que c’est un honnête citoyen. Ceux qui se parent de toutes les vertus de la Révolution sont souvent ses pires ennemis. Qu’on se souvienne du tyran !
-Tu ne crois pas que tu ferais mieux de te taire au lieu de te gargariser de ces formules toutes faites ? Rétorqua le vieux Hyacinthe Constant. Toi, ce n’est pas vieux, tu applaudissais le départ de ces chariots de malheureux qu’on envoyait à cette vermine de Viot. Juste avant, tu chantais « Vive le Pape ! » et tu sonnais les cloches quand tu ne remplaçais pas le bedeau pour remplir les bénitiers. Il faudra bientôt changer le coq de l’église qui ne supporte plus que le mistral. Il me semble que tu es tout désigné pour le remplacer. Avant de médire, mouche-toi.
-Si tu n’étais pas à deux pas du cimetière, je demanderais ta destitution. Tu es complètement gâteux, mon pauvre Hyacinthe. Je parle de l’avenir de la République. L’avenir, ce n’est plus ton affaire. »
Hyacinthe voulut brandir sa canne comme chaque fois qu’il sortait de ses gonds. François retint son bras et se leva.
« Le respect des vieillards est un des premiers devoirs de la République. C’est un devoir quotidien. Faut-il te le rappeler ?
Face au faisceau des regards réprobateurs qui s’étaient fixés sur lui, Bonnet se leva à son tour et formula une vague excuse.
Hyacinthe les accepta mais profita encore de son avantage :
« Petit Bonnet, ce n’est pas parce que tu crois que Guillaume est coupable qu’il l’est. Il y a déjà eu trop d’iniquité. On ne doit pas faire ce qu’on a reproché aux autres. Quand tu as parlé, j’ai entendu les paroles de cette vermine de Viot. Gare ! Une fois dans l’engrenage, plus moyen de s’en sortir. Il ne faut pas retomber dans les errements d’avant. Réfléchis un peu : nous avons tous un parent, un ami ou un voisin qu’une simple dénonce a envoyé à la mort. Coupables ? Bien sûr. La preuve : ils ont été châtiés.
C’est ce que tu veux, petit Bonnet ?
-La république a reconnu ses fautes. Douteriez-vous de sa sincérité ?
-Je doute parce que la vie m’a appris à douter. Vous vous souvenez tous quand j’ai eu à témoigner à décharge au procès de Joseph Gras. C’était le 29 juillet, le 11 thermidor si vous préférez. Un temps lourd et une chaleur insupportable. Je coulais l’eau. Eh bien, j’ai failli me retrouver sur le billot alors que j’étais là, seulement pour dire du bien de ce malheureux Joseph.
Une vidure, ce Viot !
-Pourtant, reconnaissez qu’on vous a laissé partir. Votre ami a même été acquitté. De quoi vous plaignez-vous ? La justice de la République a-t-elle failli ?
- Tu n’y étais donc tu ne peux pas savoir. Viot a essayé par tous les moyens de m’embrouiller. Si j’avais bredouillé ou hésité dans une réponse, tu peux croire que mon compte était bon. Joseph, même le Bon Dieu n’aurait pas pu le condamner. Les fermiers se l’arrachent car c’est le meilleur journalier des environs. Personne ne pouvait le condamner. »
Quoiqu’il s’en défendît, le vieux Hyacinthe se considérait un peu comme le sauveur de Joseph Gras qui, un jour de marché, alors qu’il sortait de l’auberge de Meyer, s’en était pris à un Grillonais qui passait dans la rue.
L’algarade avait amusé les témoins, mais le nommé Jean Antoine Perben était allé se plaindre auprès du président Payen à un moment où celui-ci était sollicité par le ministre de la police générale. Un greffier était à son écritoire. Il enregistra le rapport :
« Ce jour 21 floréal, s’est présenté le citoyen Jean Antoine Perben de la commune de Grillon, lequel s’est plaint qu’en prairial, étant à Vauréas pour ses affaires, et passant devant la maison du citoyen Aubenas droguiste, il trouva le nommé Gras Joseph qui lui demanda en ces termes ! « Dis, brigand de Robespierre, pourquoi portes-tu la cocarde nationale ? » et, en lui disant ces mots, il la lui arracha du chapeau et la lui déchira. Et il le menaça. »
La justice de l’époque suivit son cours et, comme les faits étaient excessivement graves, Joseph Gras s’était retrouvé sur le banc des accusés, au tribunal d’Orange, en compagnie de cinq autres Valréassiens tous convaincus de crime de lèse Révolution. Louis Accarie orfèvre, Jean André Peyron paysan, Pierre Joseph Romiler messager, Jean-Baptiste Naud et Pierre Lacour tailleurs avaient été arrêté comme lui par une manifestation de la toute puissance révolutionnaire. Ils n’avaient pas eu la chance d’être acquittés comme Joseph Gras.
Condamnés le 11 thermidor, ils avaient été exécutés le soir même. Une semaine plus tard, la Commission Populaire d’Orange était suspendue.
Plus terrible encore : depuis le 9 thermidor, la Terreur avait pris fin avec la chute de Robespierre. A Orange, on ignorait cela.
Hyacinthe était satisfait d’avoir pu placer une nouvelle fois le récit de son odyssée orangeoise. Il ne participa plus au débat qu’en qualité d’auditeur attentif. Ce jeune Bonnet ne lui plaisait pas. Il le savait fourbe et emporté. Ses manières lui rappelaient celles de Sabatéry. « Il y a des teignes dans le… Bonnet » ironisait-il parfois.
Il laissa la parole de la défense à François.
« On a trop arrêté de citoyens. La campagne manque cruellement de bras et…
-Les bras de ceux que l’on arrête n’auraient jamais servi la République, trancha Bonnet.
-Possède-t-on des preuves contre Guillaume.
-En possède-t-on qui l’innocentent ?
- Que fais-tu du droit républicain ?
-Le lieutenant Berthier n’est pas réputé pour arrêter quelqu’un à la légère.
-En es-tu bien certain ?
-Il fournit toujours des preuves. Toujours. »
-Tu as bien raison d’insister sur toujours. Encore faudrait-il savoir comment il se les procure ? »
Les hommes échangèrent un regard de connivence. Nul n’avait connaissance d’un individu présenté à Berthier et libéré faute de preuves.
Guinard le crieur public qui faisait office d’huissier pénétra dans la salle où se tenait le conseil et vint chuchoter à l’oreille de Bonnet. Celui-ci parut approuver ce que lui disait le crieur et annonça :
« Le lieutenant en personne demande à nous communiquer son rapport. Si vous n’y voyez aucun empêchement de procédure, nous allons l’écouter. Nous discuterons des autres points de l’ordre du jour demain. Pas d’objection ?
-Ce n’est pas très orthodoxe mais, au moins nous saurons exactement ce qui est reproché à Guillaume, remarqua Hyacinthe. »
Comme aucun autre membre ne manifesta d’opposition, Bonnet appela le lieutenant.
Le maigre Berthier fit une entrée condescendante. Debout, face à l’assemblée attentive, il présenta son rapport.
Celui-ci, convenablement assorti de détails équivoques sur le comportement de Guillaume, avait la facture d’un réquisitoire implacable.
Il était si diaboliquement conçu que, peu à peu, l’image du jeune homme vigoureux et serviable s’estompait devant celle d’un triste individu versé dans la contrebande, agent de renseignement et complice des brigands qui infestaient les bois de la basse Drôme.
Ceux qui n’avaient qu’une opinion fluctuante sur Guillaume ou qui ne le connaissaient pas directement se laissèrent entraîner par le discours accablant du lieutenant.
Ceux qui lui étaient favorables, inhibés par la terreur des événements passés, n’osèrent ni formuler leurs objections, ni corriger certaines énormités.
Quant à François Aubrespin, pressentant que tout ce qu’il aurait pu dire était de nature à exciter l’accusation, il préféra rester sur sa réserve.
Après l’audition du lieutenant, lorsque Bonnet exigea un vote à main levée, Le vieux Hyacinthe et François tinrent les leurs croisées sur la table. Tous les autres furent d’avis que Guillaume était effectivement suspect et qu’il fallait le remettre aux autorités de la circonscription, seules compétentes pour statuer sur son sort. La présence de Berthier lors de ce vote influa grandement sur la décision des hésitants, des pusillanimes.
« Les moutons ! pensa François. Les couards ! Ils vivent avec la peur aux tripes. »
Le sort de Guillaume fut ainsi tranché : il serait remis entre les mains de la justice révolutionnaire.
Un convoi étant déjà prévu le lendemain pour un prisonnier, Berthier n’eut qu’à ajouter une ligne au billet de transfert. Affaire rondement menée. Il était pleinement satisfait de son efficacité. Ses supérieurs ne manqueraient pas d’apprécier son esprit d’initiative.
Au sortir de la maison du peuple, les officiers municipaux n’eurent pas le cœur à palabrer au pied de l’escalier. Ils se séparèrent comme des gens qui ont mauvaise conscience. Ils s’esquivèrent pour ne pas avoir à soutenir le regard de leurs administrés.
Antoine était revenu. Il attendait François chez Louis Durand le maréchal-ferrant qui mettait clouait le dernier fer. L’enfant flattait de la main le chanfrein du cheval et lui parait les mouches avec un fouet fait de lanières de toile.
François croisa son regard interrogateur et lui fit un triste sourire.
« Je suis désolé, petit, dit-il d’une voix blanche. Ils vont le garder.»
Il s’accrocha à la chaîne du soufflet et, rageusement, activa le feu. La colère et l’impuissance durcissaient son regard qui suivait sans la voir la flamme bleue.
Il attendit que son cheval fût prêt sans prononcer un seul mot. Puis il l’enfourcha, donna des éperons et le poussa au galop dans la rue encombrée. L’enfant, dépité, eut le sentiment d’être abandonné.
François ne rentra pas directement chez lui. Il galopa au hasard, passa le long du mur d’enceinte de la propriété de Merles et prit la montée jusqu’au plateau de la Cordier. Là, fortrait, l’écume aux naseaux, le cheval s’arrêta. François resta longtemps face à la ville qu’il dominait.
A la vue de ce bourg sagement aggloméré autour de son église et des ruines du château Ripert dominées par sa tour, comment deviner tous les drames qui s’y déroulaient ?
La tour veillait sur un troupeau paisible et le Temple de l’Etre Suprême, ci-devant église Notre-Dame, faisait le gros dos.
Il devinait les va-et-vient du Portalon, il pouvait suivre les remparts jusqu’à la porte Garnaudent, il distinguait au passage la tour Courpatière qui jouxtait la porte Saint-Jean.
S’il portait son regard vers le couchant, il apercevait l’alignement des jeunes mûriers que l’on avait plantés sur l’emplacement de la douve pestilentielle à l’abri des remparts côté sud.
Heureuse initiative. Vingt-cinq ans plus tôt, François avait prêté ses bras de jeune homme à ces travaux d’assainissement. Il avait encore dans le nez les miasmes putrides de la ville avec ses caniveaux égouts, ses cloaques abominables creusés n’importe où et leur puanteur de matières en décomposition. Il avait fallu la noyade du jeune Gilles, enfant de trois ans et demi et la révolte des citadins pour que les consuls se décident enfin à prendre des mesures.
L’enfant avait disparu de sa maison vers cinq heures de l’après-midi. On l’avait retiré d’un cloaque à l’aide d’un râteau. François avait gardé la vision de ce petit pantin dégoulinant de vase et de détritus allongé sur le seuil de sa maison.
A l’extérieur des remparts, au départ du Chemin de Visan, il apercevait le cône du toi de la glacière.
La glacière était un énorme puits creusé dans le safre. L’hiver, l’eau retenue dans de nombreux bassins qui s’étageaient dans la pente jusqu’au chemin de Grillon, se prenait en quelques heures. Durant la journée, une vingtaine d’hommes armés de burins et de marteaux découpaient des blocs de glace. Sur des rondins alignés, ils les remontaient à la glacière. Des palans, des poulies, des treuils les descendaient dans les profondeurs de la fosse jusqu’à la combler. Cette réserve de glace suffisait à passer l’été. Certes, la chaleur faisait fondre les premières couches mais les autres, soulevées par l’eau de fonte remontaient lentement à la surface. Les ouvriers n’avaient plus qu’à dessouder les blocs pour les distribuer aux cabaretiers, aux aubergistes et aux particuliers nantis friands de ce luxe coûteux.
En promenant son regard au-delà de la ville, il distinguait, protégées par les grands arbres de leurs parcs, les grandes demeures abandonnées pour cause d’exil ou d’exécution. Ces immenses domaines, les belles terres de la commune étaient en friche. Les écrues, les genêts et les ronces commençaient à les envahir. Ça et là, des nappes noires laissées par les feux de broussailles, ajoutaient comme une gangrène à la tristesse des ces propriétés.
Plus loin encore, le plateau de la Chesnette où Guillaume avait été pris constituait un dernier rempart avant les bois et les collines.
Après le tertre de Saint-Sauveur, comme une épine jaillie des peupliers, pointait le clocher de Taulignan.
Après, c’étaient, jusqu’au sommet de Rachas, les bois inextricables de chênes verts et de fayards.
Au levant, la montagne de la Lance, aire inexpugnable des rapaces et des brigands, dominait les vallées confondues du Lez et de la Coronne. Vallées « auréjado », dorées et ventées, enjeu de toutes les convoitises et de tous les marchandages !
François contempla encore un moment son pays qui frissonnait encore sous la brise de prairial. Puis, retenant son cheval, il redescendit vers Valréas par la pente abrupte aux ravines ourlées de thyms en fleurs. Il longea des champs où quelques pieds de vigne mettaient leurs premiers bourgeons avant de s’engager sur le chemin de Vinsobres qui le ramena au Portalon, la porte du soleil levant.
Il pouvait être cinq heures. Il sauta de sa monture, ouvrit le portail et pénétra dans la cour de sa demeure. Le cheval le suivit docilement jusqu’à l’écurie. François le bouchonna longuement du garrot aux cuisses, lui frictionna les jarrets qui frémissaient encore et garnit le râtelier de fourrage.
Quand il repoussa les lourds vantaux et plaça l’épar tout le monde put croire qu’il ne sortirait plus de chez lui jusqu’au lendemain.
En réalité, le notable ne pénétra chez lui que pour y prendre sa grande cape brune et son tricorne noir.
Il harnacha sa jument alezane mais, comme le soleil tardait à se coucher, il prit un livre dans sa bibliothèque et vint en lire quelques pages sur son banc du jardin.
« La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles que nos instruments sont trop émoussés pour y toucher exactement.
S’ils y arrivent, ils en écachent la pointe et appuient tout autour, plus sur le faux que le vrai. »
Il en était à cette pensée de Pascal sur la faiblesse de l’homme quand quelqu’un cogna à la porte à grands coups rapprochés comme une personne affolée. François jeta sa cape et son chapeau, quitta ses bottes, enfila ses chaussons et vint ouvrir le judas C’était Thérèse.
« Antoine n’est pas avec vous ? demanda-t-elle.
-Non. Je suis chez moi depuis peu de temps. Je l’ai vu sur la place de l’Hôtel communal, après le conseil. Ça fait bien deux heures.
-La nuit arrive et il n’est pas rentré.
-Soyez sans crainte, Thérèse. C’est un petit homme. IL est peut-être déjà chez vous.
-Il y est venu puisque j’ai trouvé une pie dans la resserre. J’étais à la filature, chez Antoine Grangeon. D’habitude, il rentre tôt. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé ! Avec tout ce qui se passe !
-Il doit jouer dans quelque coin avec les garnements de son âge. Les enfants n’ont pas d’heure.
Non, je ne crois pas. Quand il rapporte une bête à la maison, il oublie ses copains.
-Entrez, Thérèse. Ne restez pas sur le seuil. Un petit cordial vous fera le plus grand bien et ne me fera pas de mal, à moi non plus.
-Etes-vous souffrant ? demanda Thérèse en constatant combien François avait le mine creusée.
- Vous savez sans doute qu’ils ont pris Guillaume. »
Thérèse pâlit et sentit le sans refluer vers son cœur.
« -Non ! Pas Guillaume ! »
Elle fondit en larmes et se réfugia dans les bras du notable. Soudain, l’angoisse et l’épuisement se conjuguant, elle perdit conscience.
Thérèse était une jeune veuve, fine et belle malgré le peu de loisir qu’elle avait à s’occuper de son apparence. Joseph Thibaud son époux avait été l’une des premières victimes de la guerre que l’Europe des rois livrait à la jeune République. Une maigre pension lui avait été accordée au titre de veuve de guerre.
Elle avait peur de la maladie mais pas du travail. Pour lui permettre de vivre et d’élever son fils, elle travaillait treize heures par jour à la filature Grangeon et, la saison des cocons venue, elle effectuait encore quelques heures à la magnanerie. A cela, elle ajoutait le blanchissage et le ravaudage du linge de l’auberge Delhy, de François Aubrespin et de quelques commerçants chez qui elle avait l’habitude de se servir.
En la soulevant dans ses bras, François se demanda comment un corps si frêle pouvait renfermer une telle énergie. Il l’allongea sur le canapé et la couvrit d’un édredon de duvet d’oie. Il constata qu’elle n’était pas évanouie mais qu’elle dormait. Il approcha un chandelier, s’extasia devant la finesse des traits de son visage et s’en fut.
Le crépuscule était bien avancé. Il se rhabilla sans bruit, alla à l’écurie, tira sa jument par la bride et sortit par le jardin.
Il se trouva de plain-pied dans la campagne car sa demeure était l’une des premières maisons bourgeoises construites hors des remparts. Elle était enceinte d’une haute muraille et son portail ferré était aussi lourd qu’un portail de prison.
Sa sortie furtive n’alerta qu’une chauve-souris qui vint tournoyer au-dessus de sa tête avant de disparaître.
« La première rato-penado de l’année. Les beaux jours arrivent, » pensa-t-il.
Il s’éloigna dans la nuit tombante en direction des terres de Moracet. De loin, il reconnut, au bord de la garancière, Toussaint Dupré qui poussait devant lui ses cochons à petits coups de pique. Comme il était masqué par un rideau d’aubépines, il n’attira pas l’attention du porcher.
Qui aurait pu le voir alors que le crépuscule virait du violet au noir et que tout le monde avait mis depuis longtemps la barre à la porte ?
Il galopa longtemps et ne s’arrêta que dans la cour d’une bâtisse trapue au mur de laquelle quatre chevaux étaient à l’attache. L’un d’eux, rouan cavecé de noir, n’appartenait pas à quelqu’un du pays.
Un valet de ferme l’accueillit et referma le portail derrière lui. Puis il reprit sa fonction de vigie à la pierre trouée qui lui permettait de voir le chemin en enfilade.
Un homme pesant sur sa canne vint accueillir François sur le pas de la porte.
« Bonsoir, François. Nous commencions à nous inquiéter.
-Bonsoir, Maître Jean. Les jours grandissent savez-vous. J’attendais la nuit. »
L’homme se nommait Jean Bruyère. Sa propriété était la dernière de la commune avant les terres de Venterol. Un petit ruisseau, le Vallat, qui captait toutes les capillarités de la colline, descendait vers la plaine en se frayant un passage discret parmi les osiers attribués par lots aux vanniers de la ville et les vernes.
L’endroit était tellement retiré que les colporteurs et les gendarmes ne s’y aventuraient pas.
Dans l’amphithéâtre que dessinait la colline, quelques maigres trouées invisibles d’en bas, constituaient les seuls espaces cultivés de la propriété : quelques acres de seigle en nappes éparses au milieu des galets et des plaques d’argiles.
Jean Bruyère vivait exclusivement de son troupeau : cent vingt chèvres. Le plus beau troupeau de la commune. Il vivait sans trop se priver. De la grosse famille qu’il avait eue ne restaient que cinq enfants. La mâle fièvre qui avait décimé son troupeau trois années consécutives, avait emporté trois de ses fils. Une de ses filles âgée de huit ans avait disparu alors qu’elle gardait. On avait retrouvé des lambeaux de son fichu maculés de sang. Les chèvres étant dispersées et affolées, on avait aussitôt attribué ce malheur aux loups qui faisaient encore quelques incursions dans la région.
Plus tard, deux jumeaux étaient morts en bas âge et le dernier de ses fils avait été porté en terre en même temps que son épouse.
Malgré cette succession de deuils qui auraient pu l’abattre, Maître Jean était resté droit et vaillant.
Ses cinq enfants survivants, une fille de douze ans et quatre garçons étaient éclatants de santé.
La vieille nourrice était restée. Elle s’occupait des affaires de la maison. Deux valets de confiance avaient en charge le troupeau et les bois.
« Les autres sont là depuis un moment. Ils commençaient à trouver le temps long. »
Les hommes présents se dressèrent quand François pénétra dans la grande pièce au fond de laquelle une grande cheminée dévorait le tronc vrillé d’un amandier. Un enfant tisonnait les braises. Il se tourna vers le nouvel arrivant : c’était Antoine.
« Toi ici ? Sais-tu que ta mère se fait un sang d’encre ?
-Il m’attendait au pont de la Démonte, fit Etienne Crouzet. Il m’a raconté pour Guillaume. Il m’a dit que vous l’aviez envoyé au-devant pour nous avertir. Je ne l’ai pas trop cru, mais il avait l’air de dire la vérité.
-Tu mens mieux qu’un scélérat. Est-ce une heure et un lieu pour un enfant de dix ans ?
-Bientôt onze ! »
Antoine étira tout son corps et gonfla son torse puis il accrocha le tisonnier au landier.
« Tu vois très bien que tu es encore petit. Mais comment se fait-il que tu sois au courant de notre réunion ?
-C’est lui qui l’a dit, fit l’enfant en désignant du doigt Toussaint Roustan. Quand il est venu chez vous, hier matin, j’étais assis sur l’escalier. Quand il vous a quitté il a dit : A demain chez Bruyère.
-Bientôt onze ans et déjà une curiosité de fouine !
-Jamais je ne serais venu. Mais, ce matin, il y a eu Guillaume et je me suis souvenu de quaucaren (quelque chose) que j’avais pas dit.
-Faut-il que ce soit bigrement important !
-Ségur (sûr), c’est de l’homme qui a baillé (dénoncé) Guillaume.
-Connais-tu son nom ? Son adresse ?
-Eh ! J’ai pas encore onze ans, moi ! Non, je sais pas.
-Alors, de quoi t’es-tu souvenu ?
-Il m’a semblé qu’il était gambio (boiteux). Oui, il avait une jambe raide. Il marchait comme ça. »
L’enfant mima la démarche de l’individu.
Tous les hommes reconnurent que ce renseignement pouvait leur permettre d’identifier l’homme bien qu’il y ait de nombreux boiteux dans le comtat.
« Il faudrait peut-être prendre plus de précautions, fit remarquer Maître Jean. Si cet enfant nous a trouvé aussi facilement, n’importe qui peut en faire autant. »
Un éclair illumina les yeux d’Antoine qui brillèrent comme deux olives.
« Tous mes copains savent qui vous êtes. Même, quand on joue aux contrebandiers, Jean Pélissier prend toujours la canne de son grand-père pour mieux vous ressembler.
-Tout’aro van lou crida sus li téulisso ! (Bientôt, ils vont le crier sur les toits), explosa Maître Jean. D’un moment à l’autre, nous allons voir arriver Berthier.
-Qui prête cas aux jeux d’enfants ? dit François. Ils font des batailles entre les Bleus et les Chouans, entre les Papistes et les Français sans que les gens ne s’en émeuvent. Il leur faut des héros et des méchants. D’ailleurs, je suis persuadé qu’ils nous miment parce qu’ils entendent parler de nous chez eux, ce qui signifie que la majorité de la population sait. Pourtant, on nous laisse bien tranquilles.
-Il y a des familles amies mais il ne faut pas oublier qu’il y a des familles douteuses. Un jour, pour faire l’intéressant, quelqu’un portera le pet.
- Notre cause n’est pas une histoire de révolution ou de contre-révolution : nous ne sommes pas des politiques. Beaucoup de gens nous connaissent et profitent des petits avantages que nous leur procurons. Ils n’ont aucune raison de se plaindre de nous, bien au contraire. Parce qu’ils nous connaissent, ils nous protègent et même nous respectent. La présence de cet enfant prouve que j’ai raison : la population nous aide. »
Les hommes prirent place autour de la lourde table de châtaignier. Jean Bruyère s’assit, le dos à la cheminée, à la place du patriarche. François s’installa à l’autre bout de la table. Sur les côtés, se faisant face, il y avait Etienne Crouzet, Joseph Bastian, Toussaint Roustan et un homme d’une trentaine d’années que François ne connaissait pas. Antoine passa la soirée à l’épier.
Jean Bruyère le présenta :
« Voici Henri Reynaud. Il vient de Nyons. C’est un homme sûr. Je m’en porte garant. Il est des nôtres depuis fort longtemps.
-Je connais un Reynaud qui a sa ferme en montant à Garde Grosse, fit Joseph Bastian. C’est un brave homme. A une époque, je lui achetais des olives. Il m’en mettait toujours un peu plus.
-C’est mon père.
-Alors, je te fais confiance. »
Antoine s’assit sur la dalle de la cheminée. Le chien de Bruyère, un épagneul blanc et roux, vint poser sa tête sur les genoux de l’enfant. Par ses coups de museau sur l’avant-bras, il sollicita les caresses du gamin. Antoine lui gratta le crâne, lui flatta l’échine puis il entreprit de lui tuer les puces. Cette activité, en le protégeant du sommeil, lui permit de ne rien perdre de la conversation des hommes.
Tout ce qu’il entendit, il le savait déjà. Il savait par exemple que de nombreux Valréassiens se livraient à la contrebande. Ils « amélioraient leur ordinaire » en passant clandestinement des marchandises diverses par des voies mystérieuses, au nez et à la barbe des autorités. Cela allait du tabac dont la culture venait d’être sévèrement réglementée aux textiles de qualité, du bétail à l’huile, du corroyage à la taillanderie.
Jadis, les territoires pontificaux jouissaient d’une certaine prospérité en regard de leurs voisins français. La ville de Valréas était réputée pour sa soie, ses cuirs, sa cordonnerie. On y produisait aussi des marchandises de luxe dont la vente se traitait à des prix plus attractifs que ceux pratiqués dans le royaume. Dans les possessions du pape, on ignorait ces taxes, ces droits et ces impôts qui saignaient la France.
Le Comtat Venaissin et le Haut-Comtat constituaient un danger économique, réel certes, mais, somme toute, limité. Les rois successifs avaient donc enserré ces territoires dans un étau douanier qui avait abouti à l’étiolement du négoce comtadin. Tous les chemins, au sortir des terres papales, étaient l’objet d’une surveillance permanente.
Ce n’est pas l’acquisition du Chemin de Barbaras, acheté au comte de Suze, qui avait soulagé cet étouffement. Bien au contraire, le gouvernement royal avait opposé son veto à cette vente et fait défense au comte de Suze de laisser passer les comtadins par ce chemin. Il y avait posté des gardes afin de se saisir des passants et de confisquer leurs bagages.
En fait, ce chemin n’était qu’un cordon ombilical destiné à laisser circuler librement les marchandises d’une partie du Comtat à l’autre sans transiter par le domaine royal. Le Hauts comtadins auraient voulu aussi commercer librement avec leurs proches voisins du Dauphiné. C’était inenvisageable. Même quand Louis XV assouplit quelque peu les règlements douaniers, ils n’y trouvèrent pas leur compte.
Néanmoins, par boutade, lorsqu’on trouvait une faille dans les contraintes ou dans les lois, on disait parfois : « C’est le Chemin de Barbaras. ».
En vérité, le commerce entre Valréas et ses voisins avait toujours été l’occasion de brimades de la part des douaniers. A chaque péage, il fallait vider son sac, les confiscations étaient abusives, les taxes outrancières.
Se lancer sur les chemins publics avec l’intention de vendre ne serait-ce qu’un sac d’olives, relevait de la plus folle témérité. Par contre, des sentiers parallèles serpentaient à travers les bois, des sentiers chevriers hantés, la nuit, par des passeurs. Ils transportaient vers les villages voisins les marchandises détournées, extraites des caches, des cabanons, des fenils, des caves, des puits, des trappes. Avant l’aube, ils regagnaient leurs demeures pour y dissimuler les produits de leurs trocs nocturnes : huile d’olive, sel, harnais, outils, étains, vaisselle…
Lorsque ce commerce nécessitait des apports d’argent, on attendait les foires pour apurer les comptes.
Depuis l’annexion, la contrebande n’avait plus lieu d’être. Pourtant, elle était toujours active et se pratiquait par tradition. Le jeu ne valait pas la chandelle mais ce braconnage excitait l’imagination et les initiatives. Les Valréassiens continuaient leur double vie : le jour aux champs, la nuit dans les bois. Les réseaux étaient solidement structurés et le nœud des complicités, trempé dans les eaux capricieuses du Lez, de l’Aygues et de la Coronne, était plus solide que la foi en Dieu de tous les saints de l’Eglise.
C’était un pied de nez à la brutale rigueur révolutionnaire et, outre l’attrait de la chose interdite, cette activité offrait à ces gens pauvres l’opportunité de supporter leur misère.
Pour la première fois de sa vie, Antoine assistait à une réunion secrète, une réunion d’hommes. Tout en faisant claquer les puces entre ses ongles, il songeait avec fierté au rôle déterminant qu’il avait eu au cours de cette journée.
« Guillaume ne dira rien. Nous n’avons rien à craindre.
-François, la torture fait parler les muets, s’inquiéta Reynaud.
-Aucun risque : c’est du granit. Si on l’a arrêté, c’est que quelqu’un la dénoncé. La malebête ! C’est cette personne-là qu’il faut identifier. Le danger pour chacun de nous, c’est ce mascarous (personne qui a le visage barbouillé).
-Nous savons seulement qu’il est gambio (boiteux). Nous ne l’avons jamais remarqué. C’est le plus inquiétant. Il a pu nous voir quand nous avons quitté la ville. Vous avez entendu le petit : tout le monde est au courant de nos faits et gestes.
-Il faut le débusquer avant qu’il ait fait trop de dégâts. Dis, petit, tu n’as remarqué que ça ? »
Antoine sursauta. Il lâcha le chien et se mit debout, les poings sur les hanches, face aux hommes.
« C’était un peu loin. Il était gambio, c’est sûr… Ah si ! Il était habillé comme Baptiste. Il avait une grande cape de pâtre et un chapeau à grand bord.
-Bon. J’essaierai de faire parler les gendarmes, déclara François.
-Avec une bouteille d’agardin (eau-de-vie) ou de fenouillette, tu dois pouvoir, ajouta Maître Jean.
-C’est un moyen. En flattant leur vanité, on peut arriver au même résultat … et ça ne coûte rien. »
Puis François enchaîna comme si le cas de cet inconnu était réglé :
« Peut-être serait-il salutaire de ne pas se rencontrer pendant quelques jours. Attendons, voyons venir. Inutile de déplacer les marchandises. Laissons-les dormir dans leurs caches.
Toi, Reynaud, tu avertiras ceux de Venterol, de Nyons et de Châteauneuf-de-Bordette. N’oublie pas non plus Veyrand de Sahune et Brémond de Villeperdrix.
Dans deux décades, c’est la foire de Nyons. Je m’y rendrai et nous ferons le point. »
L’unanimité se fit autour de l’opinion de François. L’un après l’autre, avec quelques minutes de décalage, ils quittèrent la ferme et disparurent dans la nuit.
« Allons, Antoine ; Viens avec moi. »
François souleva l’enfant par les aisselles et l’installa devant lui. Il digua sa monture et ils prirent à leur tour la direction de la ville. Ils empruntèrent les chemins de terre. Antoine serrait à pleines mains la crinière de la jument. Le vent froid de la nuit lui cinglait le visage, des larmes coulaient sur ses joues, des roupies filtraient de son nez ; il avait froid. Qu’importe ! Il était heureux d’être considéré par les contrebandiers comme l’un des leurs. Jamais il ne s’était senti aussi grand.
« Aide-moi à pousser le portail, chuchota François. Attention, il ne faut pas qu’il grince. »
Il tira la jument par la bride. Antoine s’arc-bouta pour retenir un vantail contre le vent et demanda :
« Vous ne me raccompagnez pas chez moi ?
-Aurais-tu peur de faire quelques pas tout seul, bougre de haveron ? Toi, le héros du jour ? »
Antoine rougit. Oui, il avait peur. Il était redevenu un enfant de dix ans à l’instant où François l’avait fait glisser à terre, à l’instant où il avait lâché la crinière qu’il tenait comme la chevelure maternelle. Il n’était plus ce haveron, cette avoine sauvage à laquelle il ressemblait sans doute un peu dans la journée.
« Cette nuit, tu dormiras chez moi. Entre et ne fait pas de bruit. »
Antoine voulut protester, dire que sa mère devait être très inquiète, qu’il fallait la rassurer, mais, à cet instant, il l’entrevit à la lueur de la bougie que François venait d’éclairer. Enfouie sous l’édredon de duvet d’oie, elle dormait.
-Pourquoi elle est là ? demanda-t-il. Elle est malade ?
-Chut ! Elle dort. »
Antoine sauta au cou du notable. Il se laissa emporter vers la chambre toute proche, sa joue tendre d’enfant abandonnée contre la joue rugueuse de François. Il dormait déjà lorsque celui-ci ramena sur lui la couverture.
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LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 2)
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