LEO REYRE
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 LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 3)

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Leo REYRE
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Leo REYRE


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LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 3) Empty
MessageSujet: LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 3)   LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 3) I_icon_minitimeLun 12 Avr - 12:11

LE JOUR OU LE CONVOI FUT ATTAQUE

Un homme ensanglanté, à bout de force, s’affala devant la porte du Mazel. C’était un gendarme.
Marie Bertrand qui apportait du vin aux guetteurs de la milice se porta à son secours.
Il était presque onze heures. Les va-et-vient de la rue étaient fort nombreux. En quelque seconde, un cercle se ferma autour du blessé.
Celui-ci avait perdu beaucoup de sang mais il était jeune et robuste. Sa blessure, certes profonde, n’avait entamé que l’épaule.
Marie tint sa tête soulevée et lui fit boire ce qu’elle avait à portée de la main : du vin. L’homme grimaça comme s’il avait avalé du feu mais, lorsque la femme voulut éloigner le goulot de ses lèvres, il lui retint le bras.
« Le lieu…te…nant ! Le lieutenant ! »
Marie demanda de l’aide aux hommes qui regardaient. Jean-Antoine Mancelon le moulinier et Léopold Charansol le tanneur le couchèrent sur le haquet que François Meyer le cabaretier venait de libérer d’un muid vide. Escortés par les curieux et une foule d’enfants, ils transportèrent le gendarme qui gémissait et prononçait des paroles incohérentes. Le grincement des roues s’arrêta devant la gendarmerie. Les deux factionnaires posèrent leurs fusils et se précipitèrent.
« Vos armes, Nom de Dieu ! vos armes ! hurla l’officier qui avait jailli à la fenêtre du premier étage.
Vous et vous, transportez-le dans la salle, à droite, sur la table. Ordonna-t-il en désignant Mancelon et Charansol.
Et vous deux, chassez-moi toutes ces mouches et ces moucherons qui encombrent la place. »
Les deux gendarmes pointèrent leurs armes vers les femmes et les enfants tandis que le blessé était porté à l’intérieur.
Le malheureux geignait. La sueur perlait sur son front, ses joues se creusaient, son nez se pinçait. Son uniforme était en lambeaux. A la tache de sang qui ne cessait de s’agrandir, on devinait une autre blessure au niveau de la cuisse gauche.
« Maintenant, sortez ! ordonna Berthier.
Le lieutenant tourna un moment autour du blessé puis, lorsqu’il jugea qu’il était apte à répondre aux questions, il se campa devant lui, les poings sur les hanches.
« Encore une camisade ? E les autres ? Et les prisonniers ? Qui vous a attaqués. Où ?
-Je ne veux pas mourir… aidez-moi… je vous en supplie !
-Tu es un gendarme de la République. Il faut savoir souffrir comme un homme. Tu ne mourras pas. Alors, pas de pleurs : de la dignité. J’ai connu un fantassin qui avait eu le bras arraché et qui chantait encore.
L’officier de santé sera là dans un instant. Cesse de geindre comme si tu enfantais, nom d’une cocarde !
Réponds à mes questions ! »
Le blessé rassembla ses forces et s’efforça de souffrir comme un homme. Il ouvrit la bouche pour parler.
François Avit Delaye arriva à cet instant mais le lieutenant fit signe à l’officier de santé d’attendre dans le couloir.
Louis Clavel le jeune gendarme faisait partie de l’escorte chargée de protéger le convoi des prisonniers jusqu’à Orange. Ils avaient quitté la ville à l’aube quand les chemins sont réputés sûrs.
Effectivement, les brumes du point du jour, en se levant, n’avaient révélé que des pâtures blanches d’aigail, des garancières désertes et, jusqu’au serre de Chabrette, les bois où la nuit s’accrochait encore n’avaient formé qu’une masse silencieuse, rousse comme les chênes marqués par les gélivures de l’hiver, puis verte comme les touffes de pins qui dominaient le domaine de Roussillac.
Le mulet qui tirait la charrette des captifs avait commencé à peiner dans le raidillon et le conducteur avait dû donner du fouet pour arriver à dégager les roues des fondrières.
Le convoi allait atteindre le sommet de la côte ; il restait une dizaine de pas. C’est alors que des coups de feu avaient claqué. Ils provenaient des dalles de safre qui s’étagent au-dessus du chemin.
Avant de pouvoir réagir, trois gendarmes avaient été atteints par les décharges. Sylvestre Durand, le charron réquisitionné pour conduire le convoi, s’était jeté sous la charrette.
« Nous étions encore trois. Nous nous sommes abrités derrière des mûriers. De là, nous aurions pu riposter mais on nous a tiré dans le dos. Le guet-apens était bien monté. Raymond Jean et Marcel Testud, mes deux compagnons, se sont écroulés. Moi, c’est d’abord la jambe qui a pris. Après, plus rien… le noir. »
Quand le gendarme Clavel avait rouvert les yeux, il avait vu descendre en courant des dalles de safre une quinzaine d’hommes, le visage noirci de suie. Ils portaient tous un chapeau à large bord tenu par une cordelière blanche.
Malgré sa souffrance, il avait pu retenir ses gémissements. Il avait fait le mort, le visage enfoui dans les herbes. Bien lui en avait pris : derrière lui, à quelques pas, il avait entendu parler ceux de l’autre groupe.
Les assaillants s’étaient emparés de la charrette et des chevaux puis ils avaient disparu en direction du domaine de Roussillac sans prêter cas aux deux prisonniers couchés sur le plancher.
Louis Clavel s’était traîné sur le chemin mais aucun colporteur n’était passé à cette heure matinale. Alors, titubant, il était parvenu à rejoindre Valréas par Turtaire.
Guillaume ne s’expliquait pas l’embuscade. Il craignait un coup de folie de ses amis.
L’autre prisonnier n’avait pas prononcé un seul mot depuis le départ de Valréas. Les gendarmes de l’escorte, discutant entre eux, l’avait qualifié de déserteur.
Des safres de Chabrette à Roussillac, il y a environ une demi lieue. Pendant tout le temps du trajet, il n’y eut que le choc des sabots et le craquement des roues sur les pierres.
Dans le bosquet, derrière la bâtisse, un homme surveillait les chevaux à l’attache.
La matinée était sereine. Les cailles carcaillaient dans les prés, une farlouse, perdue dans le ciel, grisollait à pleine gorge.
On avait libéré les mains et désentravé les prisonniers. Guillaume et le déserteur héritèrent des chevaux baillets pris aux gendarmes. Puis, la troupe se dirigea au trot vers l’Hérein qui coulait à peu de distance.
Au lieu de se perdre en amont dans les bois qui s’étendaient sans la moindre trouée jusqu’à Vinsobres, le chef de la bande décida de descendre le lit du ruisseau. Ce n’est qu’après le guet du chemin de Visan qu’ils obliquèrent vers le nord pour rejoindre le Lez à hauteur de Bourbouton. Toujours à l’abri des ramières, ils passèrent sous Chamaret et Colonzelle, firent une halte à hauteur de Grignan puis poursuivirent leur chemin en direction de Taulignan.
Le mistral qui s’était levé et qui agitait les trembles au feuillage précoce, offrit sa complicité aux brigands. Aucun des paysans qui faisaient glander leurs porcs ne se rendit compte de leur passage.
Ainsi, pour cet attentant perpétré au sud de Valréas, la bande s’en trouvait-elle à l’opposé deux heures plus tard alors que le malheureux gendarme Clavel puisait encore dans ses dernières forces pour rejoindre la cité.
Les recherches, lorsqu’elles se déclencheraient, pataugeraient longtemps autour de la charrette abandonnée dans le bois de Roussillac, si tant est qu’on la retrouvât rapidement.
Supposant qu’elles s’orientent dans la bonne direction, elles ne pourraient être poussées plus loin que Taulignan.
Au-delà de ce village, l’épaisseur des halliers, des chênes verts, des buis, des fayards était inextricable. Elle assurait l’impunité à tous les brigands qui y trouvaient refuge. Les rares trouées colonisées par les argéras et les églantiers n’avaient rien d’hospitalier.
Bien fol le téméraire qui se risquerait dans ce dédale de sentes, de coulées, de boyaux tracés par les renards et les sangliers. Il fallait posséder, comme les coupe-jarrets et les escarpes, un instinct de bête fauve pour ne pas s’y perdre.
Le groupe passa une clairière au bord de laquelle on avait entassé des charbonnettes. Le chef donna l’ordre de mettre une cagoule aux prisonniers. Puis il parla un moment avec un charbonnier qui préparait une meule avant de d’ordonner la reprise de la marche.
Guillaume, aveuglé par le sac qu’un brigand lui avait enfoncé jusqu’aux épaules, se laissait guider par sa monture. Des branches de chênes verts aux feuilles piquantes lui cinglaient les bras et le torse.
Le groupe s’arrêta une nouvelle fois à l’amorce d’une sorte d’aven qui descendait dans les profondeurs de la rocaille. Masquée par les arbres bas et tordus de l’adret, elle aurait été invisible à quiconque passant à dix pas. Au fond de ce trou coulait une source parcimonieuse.
Un homme dégagea l’entrée où l’on avait disposé des branchages. Puis il descendit dans le réseau des racines pour remplir son outre.
En fait, le fond du trou n’était que l’entrée d’une sorte de salle à laquelle on accédait en rampant.
L’homme ressortit et tendit son outre au chef. Ils échangèrent quelques mots à voix basse.
On fit descendre Guillaume et le déserteur de leurs montures. Les uns après les autres, les malandrins disparurent dans les profondeurs du trou. Bientôt, il ne resta plus que sept hommes à la surface : le chef, les deux captifs et quatre gaillards hirsutes. Les deux plus âgés rassemblèrent les chevaux et repartirent en direction de Rachas. Les deux autres guidèrent la descente des prisonniers. Enfin, après avoir effacé les traces de pas avec une branche, le chef descendit en ramenant derrière lui les branches qui masquèrent aussitôt l’entrée. La végétation retrouva le monopole du lieu.
On retira les cagoules des « invités ». Alors, ils purent constater qu’ils se trouvaient dans une salle naturelle, grande, haute et froide comme une chapelle.
Les hommes, vautrés sur des tas de paille, buvaient à la bonbonne et tranchaient un jambon qu’ils s’envoyaient ensuite de l’un à l’autre en s’épouffant de rire. Le chef était assis sur une grande pierre couchée, grande comme un autel. Il ne disait rien. Il dévisageait tour à tour Guillaume et le déserteur qui étaient restés debout.
L’un des brigands traversa l’espace éclairé par une torche pour apporter une bonbonne de vin à ses compagnons. Il boitait. Il avait encore sur la tête son chapeau à large bord ceint d’une cordelière blanche. Sa lourde cape brune descendait jusqu’à ses pieds. Le chef lui fit signe de s’approcher et s’adressa à Guillaume.
« Voici l’homme sans lequel tu serais de ces heures dans les geôles d’Orange sans espoir d’en sortir. Contrebande, rébellion, détention d’arme ainsi que tous les autres motifs qu’ils ne manqueraient pas d’inventer. Le bagne assuré si ce n’est pas la guillotine !
Sans compter les origines que l’on traîne comme un boulet.
Tu es de Vendée, n’est-ce pas. Inutile denier : je le sais. Tu es Vendéen donc rebelle. C’est injuste mais c’est ainsi. J’ai souffert moi aussi de l’iniquité. Donc, tu es rebelle, un rebelle qui a du sang sur les mains ce qui aggrave singulièrement ton cas.
-Moi, du sang ?
-Parfaitement. Il se nommait Penthièvre. Il était négociant à Cholet. Mort la tête fracassée à coups de tisonnier et retrouvé au fond d’un puits.
Veux-tu que je précise où ? A côté de quelle maison ?
Suis-je Dieu ? Suis-je le diable ? Moi-même, je l’ignore mais je suis forcément l’un ou l’autre puisque je sais. »
Guillaume était sidéré. Un homme, un seul, savait tout de lui : François Aubrespin. L’avait-il trahi ? C’était inconcevable. Guillaume s’était confié au notable comme à un confesseur afin de se libérer du fardeau qui hantait ses nuits. Fallait-il qu’il ait confiance en ce géomètre arpenteur, officier municipal à Valréas, si loin de sa Vendée natale ?
Guillaume se revit enfant. Il devait avoir quatre ou cinq ans. Il se souvint de ce cavalier à l’accent étrange qui profitait des rares moments de répit pour venir aider sa mère dans les travaux pénibles : tantôt la charpente à réparer, tantôt le toit à enchaumer, tantôt le puits à curer…
Il se nommait François Aubrespin. Comme il voulait voir du pays, il s’était enrôlé dans l’armée royale. Il appartenait à l’armée de l’Ouest, une armée qui, à cette époque, n’avait qu’à se montrer pour être ovationnée.
Guillaume se souvint de la joie de sa mère qui écoutait, ravie, les histoires de la Provence que lui racontait ce fringant cavalier.
Il se souvint aussi des larmes quand François, son temps achevé, avait dû rejoindre son Midi. Qu’elles étaient cuisantes, ces larmes après six années de présence !
« Dès que je serai installé, vous viendrez me rejoindre dans mon pays et vous verrez que je ne vous ai pas menti : mon pays, c’est le plus beau. Vous viendrez et vous ne pourrez plus partir. Ma maison est assez grande pour accueillir une famille. Il y a une treille et, à son ombre, un banc de pierre. C’est là que mon père et, avant lui, mon grand-père, fumaient leur pipe au soleil couchant en suivant le vol strident des martinets. Le jour où vous serez assise à cet endroit sera le plus beau de ma vie. »
Puis François était parti. Ces paroles continuaient à chanter dans les récits de la belle lavandière qui endormait son enfant dans le cantout. Guillaume suivait encore les étincelles qui montaient dans le trou noir de la cheminée.
Puis il y eut ce jour de malheur.
Ce jour-là, Guillaume ramenait les porcs du glandage. Il avait entendu les cris de sa mère. Un carrosse était arrêté devant le portail. C’était plutôt une calèche légère mais les pauvres appelaient carrosses tous les chariots suspendus que possédaient les riches du pays. Guillaume avait abandonné ses cochons. Au passage, il avait saisi le tisonnier de la forge et s’était précipité vers la cuisine. Dans la pénombre de la pièce, il avait vu une masse énorme et bestiale qui étouffait sa mère de tout son poids. Alors, il avait frappé, frappé, frappé, jusqu’à ce que l’homme ne bouge plus. Sa mère avait pu se dégager et remettre en ordre ses vêtements. Elle avait retenu le bras de l’enfant qui voulait frapper encore. Puis, elle l’avait serré contre elle en sanglotant.
L’homme était mort.
« Il ne faut pas qu’on te prenne. Jamais, tu m’entends. Cache-toi. »
Ce sont les dernières paroles maternelles que Guillaume avait entendues. Il s’était enfui dans les bois qu’il connaissait comme sa poche mais, après trois jours d’errance, affamé et grelottant de froid, il était revenu sur ses pas. Il n’avait trouvé que des cendres encore fumantes.
« Il ne faut pas qu’on te prenne. »
Guillaume avait alors quitté la Verrie. Des comédiens l’avaient caché dans une malle de costumes et lui avaient permis de s’éloigner de la Vendée. Puis il avait tiré la bricole d’un rémouleur à travers la Gascogne, le Roussillon et le Languedoc. Il s’était retrouvé à Béziers où un charron qui fabriquait des affûts de canons l’avait pris à son service. C’est grâce à lui qu’il avait pu atteindre Avignon. Trois jours plus tard, il frappait à la porte de François Aubrespin qui ne le reconnut pas tout de suite. C’était maintenant un adolescent.
François ne lui avait pas posé de questions. Guillaume, le soir-même, lui avait tout raconté. I n’en avait plus parlé par la suite. François était seul, ce soir-là. Aucune oreille étrangère n’avait pu entendre ce récit. Donc, lui seul aurait pu le trahir. Guillaume eut honte de son soupçon.
Nul n’est trahi par son protecteur. François l’avait caché. Il l’avait fait entrer au service de la Maison d’Autane. Il lui avait procuré, au prix de quels risques, les papiers d’exemption qui le préservait des recherches de l’administration centrale.
La trahison ne lui ressemblait pas.
Soudain, il fut totalement libéré du doute qui le rongeait. Le chef venait de parler d’un certain Penthièvre. Or, Guillaume n’avait jamais su le nom de l’homme qu’il avait tué. Cependant, ce fait qui disculpait François ne le rassura pas du tout.
De qui le chef tenait-il ses renseignements ?
« Dieu ou diable, où est la différence ? Continua celui-ci. Hélas ! Je ne suis ni l’un ni l’autre. Crois-tu que cet antre de fauve où je croupis avec des gueux soit le paradis d’un dieu ou le palais d’un diable ?
Je devine ton tourment. Je sais tout de toi et, si je sais, c’est que quelqu’un savait avant moi. Ne tremble pas : il est mort depuis huit jours. Il a fini comme ton Penthièvre : tué par un enfant de Visan alors qu’il chauffait les pieds de ses parents.
Il était de Chambretaud. Il paraît que c’est à côté de ton patelin.
-A deux lieues par les terres. Il n’y a que trois maisons : les Bourgeaud, les Escondec et les Ragache.
-Ici, les hommes n’ont pas de nom. Lui, c’était le « Peirous » parce qu’il jouait toujours avec des pierres.
- Antonin Ragache. Il faisait peur à tout le monde car il passait son temps à jeter des pierres sur tout ce qui remuait. Je crois qu’il avait assommé son grand-père en lui laissant tomber sur le crâne une pierre qui calait le volet du fenil.
-Peut-être. Bref, il est au champ des trépassés. »
Guillaume commençait à percevoir une certaine humanité dans le ton du chef.
« -Je ne comprends pas, dit-il. Je ne suis pas des vôtres. Pourtant, vous n’avez pas hésité à attaquer le convoi pour me délivrer. Que voulez-vous de moi ?
-Que peut-on vouloir d’un bousquetier ? Ne t’es-tu pas dit que tu avais pu être délivré par pur hasard ? Que c’était ton compagnon que nous cherchions à libérer ?
Hier, nous ignorions que tu serais du transfert.
Je pourrais très bien me débarrasser de toi. Je te grille la cervelle et ton sort et réglé. »
L’homme sortit le long pistolet de sa ceinture et l’appuya sur la tempe de Guillaume. Celui-ci ne montra aucune frayeur.
« Si vous aviez voulu me tuer, vous l’auriez fait à Chabrette. »
Le chef baissa son arme.
« -Bien raisonné. En fait, c’est toi qui m’intéresses.
-Je n’ai aucun bien. Je ne suis pas un bon otage.
-Je sais. Ta fortune est ailleurs. J’ai besoin d’un homme de tête. Regarde autour de nous. Que vois-tu ? Des pourceaux vautrés sur des paillasses. Il n’en est pas un sans son lot de crimes.
Le Mage qui ronfle sous son chapeau là, derrière moi, est un ancien prêtre, un homme de Dieu. Pourtant, il n’a pas hésité à étrangler ses compagnons parce qu’ils avaient prêté serment à la République. On pourrait presque le lui pardonner. Seulement, il est parti avec le trésor de l’église. C’est un illuminé, un fou dangereux. Il se dit investi d’un devoir : tuer les impies.
A côté de lui, celui qui dort comme un ange, c’est l’Enfant. Il a tué un sergent recruteur qui voulait l’enrôler dans l’armée de la République. Il sourit toujours mais, attention, il a le coutelas facile.
Je peux tous te les montrer. Ils se ressemblent sur un point : ils n’ont pas d’âme.
Je les manœuvre comme des chiens : au geste et à la voix. Ils s’entretueraient si je leur en donnais l’ordre.
-Je ne comprends pas ce que vous attendez de moi.
-Je ne suis qu’un dresseur de loups. Je suis las de ce rôle. Regarde-moi : je suis seul.
-Vous feriez confiance à un prisonnier ? Le premier venu ?
-Tu n’es pas le premier venu. Je t’ai jaugé. Je t’observe depuis longtemps. Et puis, qui te parle de prison ? Considère-toi comme libre.
-Vous savez que je vous fausserai compagnie à la première occasion.
-Pour aller où ?
-Chez moi.
-Chez toi ? As-tu un domicile ? Tu es un évadé. Si tu te montres à Valréas, tu es un homme mort. Berthier ne fera pas de sommations.
-Je ne suis pour rien dans mon évasion.
-Toi, tu le sais. Berthier est persuadé du contraire. Pars. Tu es libre. Mais n’oublie pas que le lieutenant a des hommes à venger. Pars si tu le désires. C’est l’enfer qui t’attend.
Moi, je ne te condamne pas à mort comme lui. Je te condamne à rester avec moi. Ta prison, si tu restes, ce sont ces bois, ces collines. Les barreaux de ta cellule, ce sont tous les endroits où tu ne pourras plus te montrer. Ton geôlier, c’est moi.
Tu penses sans doute : la France est grande, si je pars, personne ne m’y retrouvera. Détrompe-toi. Où que tu ailles, il y aura des yeux à mon service et je saurai te retrouver.
Si tu restes, tu n’auras qu’une servitude : me parler. Oui, me parler. Tu me parleras de tout : de la nature, des astres, du monde, des hommes, des idées. Je te laisserai le choix des sujets. J’ai une telle soif de m’entretenir avec une personne sensée ! Depuis des années, je n’entends que des loups.
Acceptes-tu mon offre ?
-Ai-je le choix ?
-L’homme a toujours le choix entre la vie et la mort. Si tu quittes cet endroit, c’est la mort que tu choisis. Elle ne viendra pas de cette arme ni du coutelas de l’Enfant mais elle prendra l’apparence d’un Berthier ou d’un de ses gendarmes.
Tope-la, fit-il en tendant sa main droite qui était toujours gantée. »
Guillaume, qui préférait vendre son âme au diable plutôt qu’à ce serpent de Berthier, topa la main qui lui était tendu scellant ainsi l’accord proposé. Il était peu loquace mais il saurait trouver des mots pour ramener ce hors-la-loi à la raison, pour émousser sa haine de la société, pour entraver ses élans de cruauté par lesquels il faisait régner la terreur dans le canton. S’il ne les trouvait pas, il y aurait bien une faille à sa prison sans barreau pour la fuir.
Guillaume était abasourdi par la cascade d’événements qui lui était tombée sur la tête depuis deux jours.
Ses nouveaux « compagnons » se révélèrent encore plus féroces que ne les avait décrits leur chef. C’était vraiment la crème de la racaille : un ramassis de déserteurs, de soudards licenciés, de coupe-jarrets, de royalistes forcenés, de prêtres défroqués, d’escrocs de la plus basse espèce. Entre eux nulle confiance, nul à priori moral. C’étaient être cupides et ignobles, des loups qui n’auraient eu aucune vergogne à s’entre-tuer. Ils cessaient de montrer les crocs quand leur maître était face à eux mais ils l’auraient certainement poignardé dans le dos s’ils n’avaient vu en lui leur dernière chance de survivre.
Cette horde n’était qu’une bande parmi les autres. Elle avait son territoire de chasse avec ses limites et ses bornes. Malheur à quiconque le traversait sans y être autorisé.
Le secteur de celle qui tenait Guillaume couvrait tout le nord de Valréas. Ses positions d’observation sur les plateaux de la Chesnette et de Suzeau assuraient son impunité sur son fief des bois Taulignan.
La faiblesse de la troupe, son inexpérience, son manque d’hommes aguerris et de moyens adaptés lui interdisaient de pourchasser les scélérats dans ce labyrinthe de sentiers de sauvagine, de guérets, d’éboulis, de falaises.
Le feu, uniquement le feu, aurait pu les déloger. Toutefois, on se refusait à cette solution d’apprenti sorcier car, si l’on connaît le départ d’un incendie, on ne sait jamais où il s’arrête… surtout si le mistral s’en mêle. Or, les Taulignanais tiraient un revenu régulier de ces espaces inhospitaliers par le bûcheronnage et le charbon de bois. Le feu ! Il ne fallait même pas l’envisager… même s’il eût nettoyé la région de ces prétendus charbonniers que les citoyens considéraient comme des sauvages parce qu’ils étaient toujours noirs comme des rasclo-caminéio (ramoneurs) et qu’ils ne parlaient pas dans leur patois. Des brigands ? Pourquoi pas. On en voyait partout.
Les charbonniers n’avaient pas bronché au passage de la bande revenant de Chabrette. Ils avaient continué leur travail sans montrer la moindre crainte. L’un d’eux avait même parlé au chef. Lorsqu’il se déplaça plus librement Guillaume comprit qu’ils renseignaient les hommes des bois sur les allées et venues des militaires, sur les éventuelles intrusions étrangères, sur les mouvements inexpliqués à l’orée des bois. Moyennant ce service, les brigands les laissaient travailler librement.
Quand la patrouille arrivait aux dernières charbonnières, point ultime de son parcours, elle n’y trouvait que des hommes affairés à leurs meules fumantes. Le gibier avait eu le temps de s’égailler dans les bois. Prendre un scélérat relevait du miracle. Il était plus facile de prendre les pères de famille qui faisaient quelques fagots ou qui abattaient quelques arbres pour que leurs enfants ne meurent pas de froid.
Lors du terrible hiver qui s’éloignait à écorche-cul, les oliviers et les figuiers avaient éclaté sous l’effet prolongé du gel. Les malheureux n’avaient pas hésité à braver les lois afin d’apporter un peu de bien-être à leurs familles. Les gendarmes avaient eu fort à faire. Les contrevenants étaient autrement plus naïfs que les hommes des bois. Ils s’étaient fait prendre par dizaines
Pierre Mandrin, fils de Joseph Mandrin, connu dans la commune pour sa parfaite honnêteté, avait été pris par le gendarme François Seguela, au début de nivôse, par un froid extrême, en possession d’une hache et d’un fagot de bois vert. Hache confisquée, dix livres d’amende.
Louis Mathieu qui possédait un domaine dans la montagne s’était plaint à la même époque des destructions commises chez lui. Le sergent Potier avait constaté les dégâts mais n’avait arrêté personne.
Même plainte du citoyen Fabre pour sa propriété de Piégiron. Chez lui, l’étendue des dégâts était telle qu’un détachement plus important s’était rendu sur les lieux. Les agents municipaux Bertrand Martin et Etienne Gailhardon, assistés des gendarmes Monnier et Mathieu, s’étaient transportés à la grange du dit Fabre pour vérifier les dévastations et mettre à exécution la loi du 10 vendémiaire sur la police intérieure de la République.
Ils avaient trouvé « le bois de cette grange dans le plus déplorable état, le peu de chênes blancs encore existant, déshonorés ou étêtés, et le reste des arbres coupés à hauteur d’appui par une troupe de personnes avec des ânes qui avaient fui à leur approche. Ils n’avaient pu les reconnaître. »
Ils avaient pris seulement le nommé Laurent Boyard, dit Bédouin, qui avait coupé un chêne qu’il refendait. Les gendarmes avaient trouvé encore un coin de fer et ils avaient reconnu dans sa fuite le nommé Brès. C’était tout.
Jean-Marie Monnier, le granger, avait déclaré n’avoir reconnu personne. Etait-il sourd ? Aveugle ? Complice ?
La chasse aux gens transis avait occupé, sans trop de risques, les gendarmes durant tout l’hiver.
« Fais comme mes hommes : mange, bois et dors. La nuit venue, tu me suivras. »
Le chef s’enroula dans sa cape, se tourna sur le flanc et ne bougea plus.
Les deux prisonniers restèrent adossés à la paroi couverte de lichen.
Alors, le déserteur dont le mutisme avait été total depuis le matin chuchota :
« Je m’appelle André… André Charansol. »
Jusque là, Guillaume n’avait guère prêté cas à son compagnon. Dans l’ombre seulement éclairée par une bougie, il chercha son regard.
« -Je crois que je te connais.
-J’étais au Premier Bataillon des Chasseurs de Vaucluse, à Nîmes. Quand on a demandé des volontaires, je n’ai pas hésité : je me suis enrôlé. Il fallait défendre la patrie, tu comprends. Seulement, l’officier qui commande ma compagnie est un enragé, un forcené. Pour lui, les gens de Comtat sont des suspects. Lorsqu’il lui en tombe un sous la main, il ne lui laisse aucun répit. Brimades, vexations, humiliations. Le bagne n’est certainement pas pire. Un fou furieux. Laurent ! Le capitaine Laurent ! Il veut la peau de tous les comtadins.
Moi, j’étais volontaire pour aller aux frontières. Depuis des mois, je n’ai vu que le camp de Nîmes. Je ne suis pas le seul dans ce cas : Les frères Esprit, Mounier, Vigne, Chambon… et bien d’autres.
Si c’est pour effectuer les corvées, nettoyer les écuries, ou vider les fosses à purin, je ne suis plus volontaire. Volontaire, tu comprends, ce n’est pas comme soldat.
Nous avons tous pensé la même chose : « nos champs ont plus besoin de nous que le capitaine Laurent. » Alors, nous sommes partis. Les gendarmes sont venus chez moi. Ils n’ont rien voulu comprendre. Ils ont dit que j’avais signé et que c’était un engagement comme soldat de la République. C’est faux ! Je suis volontaire. Je ne suis pas soldat.
-Je crains que tu aies tort. On vous a trompé sur les mots. On aurait dû vous les expliquer. Malheureusement, mon ami, tu es bel et bien dans l’armée. Comment es-tu parti ?
-Il n’y a que deux solutions. Soit, tu es reconnu malade mais au bout de quelques jours ou de quelques semaines tu es guéri, soit tu t’esbignes (t’échappes) mais alors, tu passes ton temps à te cacher. Il arrive toujours un moment où tu te caches moins. Alors,…
Les frères Ochard, François et Laurent, ils se sont cachés pendant plusieurs mois dans les bois de Nyons. Au moment où ils croyaient qu’on les avait oubliés, crac, ils se sont fait prendre. Retour en enfer. Ne crois pas qu’ils te muteraient ailleurs : ils te rendent au capitaine Laurent. Tu imagines le reste. Un jour, j’espère bien qu’il y en aura un pour le crever, ce fumier ! »
Guillaume observait le profil de son voisin dont l’image dansait sur la paroi. Il y avait de la fierté dans ce visage émacié. Si ce jeune homme à peine sorti de l’adolescence avait déserté ce n’était pas pour trahir son pays. Il avait commis cet acte désespéré pour échapper à la tyrannie d’un officier.
A côté des gloires nationales laurés sur les champs de bataille et déifiés par la République athée, il y avait ces officiers subalternes en mal d’autorité. Il y avait les Jourdan, les Marceau, les Kléber mais il y avait aussi les Laurent.
La patrie luttait pour sa survie sur toutes les frontières. Malheur aux déserteurs ! La République ne devait montrer aucune faiblesse. Elle devait se montrer unie à tous les niveaux. Les militaires pour combattre, les civils pour les approvisionner.
Fallait-il qu’elle soit solide, cette jeune République, pour endurer autant de sacrifices et de privations !
Le visage d’André Charansol, envahi par une jeune barbe blonde, était monopolisé par ce regard empreint de révolte, ce regard illuminé de larmes qui semblait se perdre vers un horizon sans espoir.
Guillaume sentait la fatigue l’enserrer peu à peu dans une sorte de léthargie. Des images aux vagues contours remontaient de sa mémoire : une maison au toit de chaume, une mère tellement vivante, cet abominable Penthièvre, le visage ravi de François le découvrant à sa porte… Et Thérèse qui s’insinuait furtivement puis qui forçait le passage dans son esprit et dans son cœur.
Thérèse la jeune veuve. Son pâle sourire toujours voilé de tristesse, ses mains de lavandière si douces malgré l’érosion des eaux lixivielles, ses cheveux bruns noués en chignon qu’il avait surpris un jour coulant sur ses belles épaules. Cette frêle silhouette que la fatigue n’altérait pas. Thérèse !
C’est en entrant chez François qu’il l’avait croisée pour la première fois. Il s’était effacé pour la laisser passer avec sa corbeille, de linge. Leurs regards s’étaient croisés.
« Regarde toujours les gens dans les yeux : Tu verras passer leur âme », lui disait souvent sa mère.
Ah ! Ce regard qu’il sentait encore sur lui ! Bleu gris comme le ciel de l’aube, franc et pur, presque puéril. Une émotion chargée de confusion s’était emparée de lui lorsqu’il avait eu à la soutenir. Quelle infime distance celle qui va des yeux au cœur !
S’était-il excusé pour s’être trouvé sur le passage de la lavandière ? Il se souvenait surtout de sa gorge nouée et de tous les mots qu’il n’avait pu dire.
A la suite de cette rencontre fortuite, Guillaume n’avait eu de cesse de tout savoir sur Thérèse. Tout le ramenait dans le quartier. Il revenait chez son protecteur pour les motifs les plus futiles.
François n’était pas dupe de ces visites inopinées. Il s’en réjouissait.
Puis les jours et les semaines passant, les visites chez François s’étaient espacées. Le notable avait compris que Guillaume avait trouvé un autre moyen de rencontrer Thérèse. Il avait jugé bon de le mettre en garde contre la médisance des gens. La veuve d’un héros ne pouvait pas s’afficher en public avec un homme. Elle se trouvait sous la protection collective de la population et les yeux intransigeants y étaient fort nombreux. Que Guillaume s’affiche avec Thérèse et c’en était fait de la réputation de celle-ci et de l’estime dont il jouissait dans la cité.
Guillaume avait parlé à la lavandière des avertissements de François. Elle avait ri et s’en était allée en haussant les épaules. Les convenances ! Toujours les convenances ! Le sentiment qu’il éprouvait pour Thérèse s’en affranchissait volontiers. Qu’importent les ragots ! Il avait pris l’habitude de la rejoindre à la sortie de la filature où sur le terrain même des commères : le lavoir couvert des remparts, entre le Portalon et la porte Saint-Jean. Les bugadières (lavandières), connues pour ne pas avoir la langue dans leur poche, pouvaient, hors de toute présence masculine, dans ce gynécée, détruire en quelques mots, au rythme des battoirs une réputation si solide soit-elle. Guillaume ne les craignait pas. Il avait fait le bon calcul. Après les plaisanteries salaces auxquelles il n’avait pu échapper, son capital de sympathie avait fait florès : elles avaient placé les deux tourtereaux sous leur aile protectrice. Malheur aux pisse-vinaigre qui aurait trouvé à redire !
Guillaume venait s’asseoir sur la margelle et plaisantait avec elles en attendant que Thérèse ait terminé sa besogne. C’étaient des moments rares qui lui rappelaient sa mère. Alors, il retrouvait son enjouement d’enfant. Quand il raccompagnait Thérèse en portant sa corbeille sur l’épaule, il revoyait le pré de la Verrie où il traînait, de toute la force de ses petits bras, celle de sa mère. Il revoyait les draps et les chemises étendus sur les herbes drues.
« Debout! »
La main gantée s’abattit sur l’épaule de Guillaume et le rappela à la réalité.
La salle était vibrante de ronflements discordants. Une seule torche encore vive projetait sur les parois des ombres fantomatiques. L’atmosphère où se mêlaient la résine et l’huile brûlées, avait une odeur de crypte.
Guillaume se redressa. Son compagnon dormait. Il suivit le chef jusqu’à l’entrée de la tanière. La faible clarté lunaire donnait une image confuse des troncs aux feuillages animés par un regain de mistral. La fraîcheur de la nuit le surprit.
« Suis-moi, dit le chef. Si tu décides de filer, c’est maintenant ou jamais. Mais n’oublie pas ce que je t’ai dit : tu risques plus en fuyant qu’en restant.
C’était, à la seconde même, la pensée qui venait de traverser son esprit. Oui. Ne pas attendre, saisir l’occasion, courir au hasard, mettre le plus de distance possible entre lui et son geôlier. Pourtant, il resta.
Le sentier caillouteux débouchait, par endroits, sur des espaces plus larges où affleuraient les dalles de calcaire. Puis il replongeait sous le couvert des chênes verts, parmi les buis, les cades, les genévriers. Un animal ou un homme aguerri pouvait s’y retrouver. Les gendarmes de Berthier pouvaient y mourir de faim.
Ils marchèrent très longtemps sans échanger une parole. Enfin, après un dernier rideau de fayards et d’églantiers, ils se trouvèrent au pied d’une falaise dont le sommet se perdait dans la nuit. Le sentier la longeait sous un surplomb naturel. Il montait en pente douce vers la crête mais, avant de l’atteindre, il descendait dans une ravine profonde où dominaient les cistes et les sanguinettes. Quelques filardeaux étiolés partaient vers le sommet à la recherche du soleil. Sur une distance que Guillaume évalua à trois cents pas, le sentier s’insinuait dans une gorge aux parois très rapprochées.
Un dernier rideau de grands fayards, de chênes rouvres, de châtaigniers.
Les deux hommes émergèrent enfin à la lisière d’un vaste plateau.
Des genévriers épars, avides de soleil, s’y dressaient comme des sentinelles. Sur un promontoire, dans la pâleur de la nuit, Guillaume discerna, à l’autre bout, les murailles blanches d’une grande bâtisse.
Au-delà, la masse sombre de la futaie semblait s’étendre d’une seule pièce jusqu’au dernier piton de roche qui pointait comme un croc.
Le chef s’arrêta et, les mains sur la bouche, il imita à trois reprises le hululement de la chevêche. Une silhouette sortit de derrière un genévrier et s’avança.
« As-tu fait le nécessaire pour les chevaux ?
-Ils doivent déjà être à Couspeau. Ce n’est pas là-haut que l’armée ira les récupérer. La voie est libre. Vous pouvez traverser. »
L’homme reprit sa faction. Guillaume et le chef se dirigèrent vers la bastide.
Ils firent dernière une halte sous un tilleul, à une dizaine de pas l’enceinte. Le chef refit la chevêche. Le portail s’entrebâilla. Les deux hommes pénétrèrent dans une vaste cour au sol dallé.
« Voici ma demeure. Rares sont ceux qui peuvent poser les pieds sur ces dalles. Même ceux du trou ne sont jamais venus jusqu’ici et je brûlerai la cervelle du premier qui s’y aventurera sans mon accord. Je dois être sûr de la totale loyauté de mes invités. »
Guillaume ne comprenait pourquoi cet homme lui faisait confiance.
« Mon nom est Jean-Baptiste Donzet. Ici, tu as le droit de savoir qui je suis car tu es sur mes terres. Elles ont toujours appartenu à ma famille. Je ne suis pas un mercenaire errant. Ici, j’ai mes racines.
Mon père était consul de Taulignan à l’époque où il a fallu refaire le plan cadastral. C’est lui qui en avait la charge. Si tu consultes un jour ce plan, n’y cherche pas ce domaine : il n’y figure pas. A l’endroit où nous nous trouvons, tu n’y verras que des bois et des rochers. Aucune trouée, aucune construction.
Quel pressentiment l’avait inspiré ? Je l’ignore. Sans cette manipulation, je ne possèderais pas un arpent sous le soleil. Ici, je suis le roi. Tout ce qui nous entoure m’appartient et je ne dois des comptes à personne. C’est classé parmi les terres pauvres et sans rapport. Les riches acheteurs ne seront jamais tentés : ils ne gaspillent pas leur or pour des cailloux.
Qui s’aventurerait jusqu’ici. On ne voit ce plateau ni du sommet de la Lance ni de Rachas. Il faut être un aigle pour connaître l’existence de ces étendues. »
Cet homme qu’il n’avait vu que commander durement sa horde étonnait Guillaume par la flamme qui l’animait lorsqu’il parlait de son domaine. Où était la vérité ? Dans ce chef arrogant et cruel ? Dans ce propriétaire attaché à son bien ?
Jean-Baptiste Donzet comprit-il qu’il était allé trop loin dans la confidence ? Il changea de ton.
« Ne me trahis pas : Je te tuerais. Tu finiras ta nuit là, dans le fenil, au-dessus des écuries. Si tu t’enfuis, ce sera ta dernière. » Puis il pénétra dans la maison laissant Guillaume seul au milieu de la cour.
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LE CHEMIN DE BARBARAS (suite 3)
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